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viernes, 28 de febrero de 2014

Le slaviste Georges Nivat écrit à son ami éditeur et philosophe Constantin Sigov, qui se trouve sur la place de l’Indépendance à Kiev


Lettre à un ami ukrainien

Par Georges Nivat

En réponse à la lettre de Constantin Sigov, «Surmonter le défi de la peur à Kiev», parue dans «LeMonde» du 3 février 2014. Constantin Sigov est professeur de philosophie, fondateur et directeur des Editions «Dukh i Litera» (l’Esprit et la Lettre) 

Mon cher Constantin, tu as écrit un témoignage enflammé qui contient aussi une analyse précise et unportrait magnifique de Liza, l’infirme qui organise le secours aux blessés.

Nous n’aurions pas pu l’écrire! De loin nous n’avons pas la possibilité de ce cri du cœur, mais ton cri, nous l’entendons. Oui, l’Europe d’aujourd’hui s’est faite contre les deux totalitarismes du siècle passé, en deux étapes: l’Ouest se cicatrisant lui-même contre son proche suicide collectif, avec les Jean Monnet, les Elie Wiesel, les Paul Celan, puis l’Est apportant sa lutte passionnée contre le communisme version stalinienne, avec les héros que nous avons aimés, vénérés! Soljenitsyne, Andreï Sakharov, Natalia Gorbanevskaïa, Walesa, Jean Paul II, Havel, Patocka!

Va-t-on vers une troisième étape, un troisième souffle de l’Europe? Peut-être. Je ne puis le dire. La grande différence étant qu’il n’y a pas de héros charismatique pour symboliser et porter la nouvelle révolte. L’époque semble s’y opposer par sa porosité informatique, qui abolit la distance, et la distance est sans doute nécessaire au prophétisme. Et puis nous zappons tous d’un malheur à l’autre…

Pour comprendre ce qui se passe chez toi, il nous faut relire Michelet, l’historien – prophète de la Révolution française. Mais toi, ton fils, tes amis, n’en avez évidemment pas le temps. Vous êtes l’Ukraine européenne, tout autant que vous êtes l’Ukraine russophile, je me rappelle tant de colloques où nous parlions l’une et l’autre langue.

Cette nuit les choses, hélas, hélas! se sont rapprochées de la guerre civile, et ce dont nous avions peur est peut-être là. Toi et toute l’Université «Académie Mohyla», enseignants et étudiants, vous êtes engagés, je le comprends, je vous connais, je vous ai écoutés, vous m’avez reçu, et même fait votre docteur honoris causa. Ton fils a passé des nuits sur la place du Maïdan, et je ne connais pas de jeune homme plus doux que lui. Tu viens de me dire que tu y retournes, toi l’éditeur de Paul Ricœur, Emmanuel Levinas, tant d’auteurs européens qui sont devenus ukrainiens depuis que tu as fondé la maison d’édition «L’Esprit et la lettre». Tu nous as aussi donné de merveilleux, tragiques poètes ukrainiens, comme le grand Vasyl Stus. L’esprit et la lettre… 

L’esprit de la liberté souffle, mais il souffle en rafales. J’espère que la violence va s’arrêter, qu’on aura le temps et la force de revenir à la lettre.

Tu représentes l’Ukraine nouvelle qui ne renie rien du passé commun avec la Russie, mais qui veut avancer. Tu sais que la dénonciation de la famine provoquée de 1932 a commencé avec Vassili Grossman, le romancier russe juif qui l’a mise en scène dans le chuchotis bouleversant du héros de Tout passe. Ce que vous faites, vous les Européens russophiles de Kiev, est utile à la Russie, à nous Européens de l’Ouest, et c’est pour ton pays le mieux qu’on puisse faire. N’oubliez pas la part d’Ukraine qui soit reste indifférente, soit est contre. Je ne peux l’apprécier, mais je suppose qu’elle est là, quelque part. Car celui que tu nommes l’Usurpateur fut élu, mais le scrutin universel n’apporte pas toujours la justice, ni la vérité. Deux critères qui ne relèvent pas du suffrage universel.

Avant les élections libres il faudra la réconciliation, puis l’alternance, nécessaire à toute vraie démocratie, car il est bon que les hommes au pouvoir soient soumis au contrôle de leur propre pays.

Une raison, Constantin, de me joindre à ton vœu, c’est que dans mon amour de la Russie, j’ai souvent redouté que l’Ukraine détachée de la Russie en arrive un jour inéluctablement à ce qui ressemblerait à un choix Europe-Russie. Mais ce ne doit pas être une alternative, et ce ne le sera pas, tu en es la preuve vivante. Votre Europe ne sera pas forcément l’Union européenne, et la Russie est européenne mais sa géographie commande souvent à son histoire. Et votre Ukraine future devra un jour être un pont entre Europe d’Occident et Europe eurasienne de Russie, ce vaste condominium de peuples unis par la langue russe et qui tend la main au Japon et à l’Alaska de l’autre côté.

Notre Europe issue de la double lutte conte le nazisme et ses ruines, contre le communisme et son empire est certes devenue un gigantesque compromis, en manque d’idéal. Mais c’est un compromis auquel nous sommes attachés, en dépit de tout, car il comprend une part de paix intérieure, de paix du cœur. Nous aimerions qu’il comprenne plus de fraternité. Le souffle qui vient de chez vous nous est utile, mais la violence doit cesser. Ta lettre à nous, Européens, nous fait du bien. A notre tour nous voulons te faire du bien, par notre compréhension, notre amour, notre sympathie au sens fort du mot.

En te lisant, je voyais devant mes yeux une Ukraine à la Delacroix! 

Fasse Dieu que ce ne soit pas une Ukraine à la Goya! 

Nous manquons douloureusement de souffle aujour​d’hui. 

Craignons que ne vienne un Bonaparte. 

Appelons plutôt un Jean Paul II, un Sakharov, un Havel ou un Mandela


Lire la suite: www.letemps.ch/

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