par BRICE COUTURIER
Pour l'historienne Laurence Fontaine, le marché peut permettre aux pauvres de s'en sortir, et aux femmes de s'affranchir du patriarcat.
Le Point.fr : Le marché est à nouveau mis en accusation, comme à l'époque où l'économie administrée faisait rêver bien des intellectuels... Pourtant, est-ce vraiment sans raison qu'on attribue aux excès de la finance l'origine de la crise ?
Laurence Fontaine : C'est vrai, on dirait que rien n'a vraiment changé : le marché est toujours aussi détesté. Mais pourquoi s'en prendre aux mécanismes de l'échange entre les hommes, et non aux hommes eux-mêmes ? Le marché ne fait, en effet, que refléter les préférences des individus ; il est aussi l'occasion de manifester leur capacité à coopérer (d'où la polysémie du mot "commerce" - comme dans "il est d'un commerce agréable"), mais aussi leur cupidité. Le marché, je le montre dans mon livre (1), est un legs de l'histoire. Il s'est lentement dégagé des interdits qui en bloquaient le développement - comme l'interdit du crédit à intérêt par l'Église. Le commerce de l'argent a longtemps été confié à des étrangers dans la cité, à des groupes discriminés. N'étant pas citoyens, ils ne risquaient pas d'utiliser leur enrichissement à des fins politiques. Si la finance, aujourd'hui, est mal régulée, c'est peut-être parce que la gauche ne s'y est pas beaucoup intéressée : elle trouvait ça dégoûtant...
La définition du marché à partir de laquelle vous construisez votre histoire relève d'une synecdoque : vous partez de la place de marché, ce lieu institutionnel où l'échange commercial est permis, certains jours correspondant souvent, au Moyen Âge, à des fêtes de saints, pour théoriser un marché comme espace symbolique de l'échange entre acteurs économiques autonomes.
Bien des idées abstraites sont ainsi incarnées dans un lieu ! Au départ, il y a une transaction, et c'est de là qu'il faut partir. La fixation d'un prix, après discussion, entre une personne qui fait une offre et une autre qui détermine le montant qu'elle est prête à payer. C'est cet accord entre des personnes qui est important. Ensuite, en effet, viennent les lieux de socialité où se concrétisent ces transactions. Étudier leur histoire nous renseigne sur la manière dont le marché a évolué au fil des âges. J'ai voulu découvrir la manière dont il s'est dégagé progressivement des entraves qui avaient été mises à son développement par les pouvoirs.
Vous insistez beaucoup sur la dimension morale du marché : c'est le lieu où l'individu peut conquérir son autonomie - les femmes en particulier ; et il présuppose une égalité juridique entre contractants - ce pourquoi il serait incompatible avec les sociétés d'ordres et d'états. Pourquoi ?
Parce que les sociétés d'ordres sont fondées sur la distinction de groupes sociaux de nature profondément inégalitaire. Les nobles doivent constamment démontrer et afficher leur supériorité. Ils ne sauraient échanger sur un marché libre avec des individus qui n'appartiennent pas à la même caste qu'eux. Un aristocrate ne connaît que le don et le privilège, pas l'échange marchand et le prix négocié, puisque c'est lui qui est censé fixer la valeur des choses. On le voit bien avec l'exemple des oeuvres d'art : si un grand seigneur a goûté un tableau, il s'en fera de nombreuses copies. La valeur de l'oeuvre tient à l'appréciation de cet aristocrate, et non, comme aujourd'hui, à la cote de son créateur. D'ailleurs, le noble ne va pas lui-même au marché ; il y envoie ses serviteurs. Il ne saurait s'abaisser à négocier un prix sans déroger. Et lorsque ses fournisseurs lui envoient leur facture, il les corrige de sa main, afin de montrer que c'est lui qui établit les prix. Ce que j'ai montré, c'est comment l'introduction du marché - qui suppose l'égalité juridique entre les contractants - mine les sociétés d'ordres et de statuts. Contrairement à une idée répandue, la montée en puissance des mécanismes de marché a sa part dans l'établissement de la démocratie.
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Le Marché. Histoire et usages d'une conquête sociale
Collection NRF Essais, Gallimard
Chez www.gallimard.fr/Catalogue
Le monde actuel vit un paradoxe inouï. D'un côté, la cause semble entendue : il est plongé dans la crise par les comportements erratiques des marchés financiers. De l'autre, des millions d'êtres miséreux rêvent d'avoir accès au marché, au lieu où, à la ville, ils pourraient troquer un petit rien contre un autre qui les tirerait du besoin.
Le marché est une institution d'échange dont toute l'histoire est marquée par les dérèglements des usages qu'en firent et en feront des êtres cupides, intéressés par leur seul enrichissement à court terme et aux antipodes de la fiction chère à la théorie économique d'un individu mû par la seule rationalité éclairée. Le marché est aussi un moyen d'émancipation pour les damnés de la terre ou du travail sans qualité.
C'est ce que rappelle Laurence Fontaine, historienne qui a le goût de l'archive et de l'anecdote exemplaire et la passion des allers-retours explicatifs entre hier et aujourd'hui. Ici, l'économie est à la hauteur de ces hommes et de ces femmes qui veulent améliorer leur sort par l'échange de menus biens ou de produits coûteux, dans la Lombardie ou le Paris du XVIIIe siècle, comme dans les provinces reculées du Bengale, de la Chine ou de la Mauritanie contemporains.
Car le marché est facteur d'émancipation, notamment pour les femmes, qui accèdent à la responsabilité par l'échange, le commerce, la gestion du budget, voire le crédit. Émancipation des pauvres rivés à leur endettement, émancipation de la femme qui desserre l'étau du patriarcat, émancipation globale d'une économie informelle qui accède aux circuits monétaires régulés. Mais émancipation d'une extrême fragilité si elle ne s'accompagne pas de la reconnaissance pour chacun des mêmes droits que pour les autres. N'en déplaise aux repus de la consommation, cette reconnaissance passe aussi par la possibilité d'accéder aux mêmes biens : les exclus demandent une chose première parce qu'ils la savent essentielle pour tout le reste – un accès sans condition au marché.
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