Par Charles Consigny
Dans Le Monde du 11 mai 2013, le grand George Steiner (84 ans, critique, philosophe) répond à la dernière question du journaliste "Quel sera, selon vous, l'avenir de la jeunesse estudiantine, avec laquelle vous êtes en contact ?" de la façon suivante : "Il m'effraie. Nous sommes en train de créer une apathie chez les jeunes, une "acédie", grand mot médiéval, sur laquelle Dante et saint Thomas d'Aquin ont écrit des choses formidables. Cette forme de torpeur spirituelle me fait peur. Le philatéliste qui est prêt à tuer pour un timbre, lui, a de la chance."
Wikipédia définit ainsi l'acédie : "Dans la religion catholique, l'acédie est un mal de l'âme qui s'exprime par l'ennui, le dégoût pour la prière, la pénitence, la lecture spirituelle. L'acédie peut être une épreuve passagère, mais peut être aussi un état de l'âme qui devient une véritable torpeur spirituelle et la replie sur elle-même. C'est alors une maladie spirituelle."
Une jeunesse plus abrutie que celle des générations précédentes
Je ne sais pas de quoi sera fait l'avenir, ni de quoi est faite la jeunesse. L'avenir est noir et la jeunesse est paresseuse. Elle est assez peu encline à sortir du cadre, assez soumise, obéissante (je parle de celle que je connais, la française), et donc obéissante à ce qui a noirci cet avenir. Idiote, finalement, incapable d'inverser le mouvement. Certains jours, j'ai l'impression que les gens de mon âge sont tous plus bêtes et incapables les uns que les autres, d'autres, je leur trouve au contraire du talent, de la poésie, de l'imagination et parfois du courage. Les progressistes estiment que la jeunesse est telle qu'elle a toujours été, je crois quand même qu'elle est un peu plus abrutie que celle des générations précédentes. Globalement, elle est inculte, franchement inculte, dotée de connaissances plus que vagues dans tous les domaines, l'histoire en particulier. Elle est mondialisée et mondialiste, ne comprend plus les discours vantant les mérites de l'existence même d'une nation, à l'intérieur de frontières, gouvernée par un pouvoir fort, etc. : tout ça la dépasse, Rio est tout proche et tellement plus vivant.
Nous vivons la fin des nations. Elles ne meurent pas parce qu'elles sont inefficaces, elles meurent parce qu'elles sont conquises, avalées par la globalisation. Les nouvelles générations se moquent absolument de toute idée patriote : pour eux, cet espace est trop étroit, il est synonyme de chômage et d'impôts, de gouvernants nuls et de mauvais temps. Les jeunes Français n'aiment plus du tout laFrance : soit ils la quittent, soit ils en brûlent les emblèmes. À cause de la nouvelle grande dépression provoquée par le socialisme, il est devenu impossible de réussir autrement que grâce à des parents ayant déjà eux-mêmes réussi. La gauche, avec ses taxes, ses règles, son désastre scolaire, sa médiocrité jusqu'aux plus hautes sphères du pouvoir, son discours misérabiliste et bas du front, sa haine du patron, a tellement bloqué l'ascenseur social qu'elle a fait la fortune des héritiers.
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George Steiner : "L'œuvre n'a besoin de personne"
Propos recueillis par Nicolas Weill
George Steiner, critique, philosophe, né en 1929 à Paris de parents juifs originaires de Vienne, réside désormais à Cambridge (Royaume-Uni) après avoirenseigné au St Anne's College d'Oxford (1994-1995) puis à Harvard (2001-2002) et dans de nombreuses autres institutions universitaires. Au milieu des scientifiques, dont il apprécie la compagnie. C'est là que cet Anglo-franco-américain, penseur polyglotte de la littérature, de la tragédie, mais aussi de notre temps, a reçu Le Monde pour un entretien, en français.
On assiste à un recul de l'idée d'Europe. Ce reflux vous inquiète-t-il ?
On assiste à un recul de l'idée d'Europe. Ce reflux vous inquiète-t-il ?
Bien sûr, mais mon pessimisme est mitigé. Car l'Europe telle que nous la connaissons en 2013 tient aussi du miracle. Nous parlons là, assis ensemble à Cambridge, alors que deux guerres mondiales ont ravagé le continent ; alors qu'il y a eu laShoah ; alors qu'au cours de la première guerre, les troupes anglaises ont perdu 40 000 hommes le premier matin de la bataille de Passchendaele (1917) - au point que le journal n'était pas assez grand pour en imprimer tous les noms ! Oui, le fait qu'après tous ces cataclysmes l'Europe ait pu reprendre une certaine existence, qu'il y ait encore des grands orchestres, des musées, c'est déjà un miracle. On aurait bien eu le droit de croire que c'en était fini de l'Europe. D'autres grandes civilisations se sont éteintes, et Paul Valéry avait, dès 1919, prédit la fin de la nôtre.
Le paysage intellectuel occidental n'en a pas moins considérablement changé. Actuellement, ce sont les sciences qui occupent le haut du pavé, non les humanités. En m'installant à Princeton (New Jersey), dans la "maison" d'Einstein, puis à Cambridge (Royaume-Uni), j'ai choisi de vivre au milieu des princes de la science. Les sciences sont le grand vecteur du futur. Même si on est médiocre dans ce domaine, on est comme intégré à une équipe qui progresse vers le haut, sur un tapis roulant. Du reste, avant que l'anglo-américain ne triomphe comme lingua franca universelle, les mathématiques jouaient ce rôle. Je me souviens qu'à Princeton on pouvait voir des étudiants russes, japonais et américains écrivant à toute allure sur un tableau. Leurs doigts étaient comme des éclairs. Bien qu'ils fussent de nationalités et de langues différentes, ils se comprenaient, peut-être sur le mode humoristique, grâce à ce langage mondial que sont les mathématiques et les sciences. Une sorte d'espéranto de l'exactitude.
Le paysage intellectuel occidental n'en a pas moins considérablement changé. Actuellement, ce sont les sciences qui occupent le haut du pavé, non les humanités. En m'installant à Princeton (New Jersey), dans la "maison" d'Einstein, puis à Cambridge (Royaume-Uni), j'ai choisi de vivre au milieu des princes de la science. Les sciences sont le grand vecteur du futur. Même si on est médiocre dans ce domaine, on est comme intégré à une équipe qui progresse vers le haut, sur un tapis roulant. Du reste, avant que l'anglo-américain ne triomphe comme lingua franca universelle, les mathématiques jouaient ce rôle. Je me souviens qu'à Princeton on pouvait voir des étudiants russes, japonais et américains écrivant à toute allure sur un tableau. Leurs doigts étaient comme des éclairs. Bien qu'ils fussent de nationalités et de langues différentes, ils se comprenaient, peut-être sur le mode humoristique, grâce à ce langage mondial que sont les mathématiques et les sciences. Une sorte d'espéranto de l'exactitude.
Une de mes grandes tristesses vient de l'écart croissant entre ce que le profane peut comprendre des sciences exactes et ceux qui les possèdent vraiment. Non seulement, comme l'affirmait Galilée, la nature "parle mathématique ", mais elle parle maintenant "haute mathématique", et on ne peut plus s'en approcher. Moi-même, je ne puis me traduire ce qu'étudient les scientifiques qu'à travers des métaphores, cet ultime refuge de l'ignorance... Platon disait qu'une métaphore consiste à mettre en rapport deux espaces du cerveau. C'est une extraordinaire intuition. Dans peu de temps, il n'est pas exclu qu'on dispose d'une métaphore électronique.
La science l'aurait donc emporté sur l'humanité, voire sur l'humanisme ?
Peut-être. Mais en même temps, Heidegger, ce méchant titan, a raison de dire que les sciences sont extrêmement triviales. Elles n'ont que des réponses. Cette remarque est magnifique, impardonnable et profondément troublante, car il est exact que les avancées des sciences n'ont pas changé notre condition ultime, même si la médecine a profondément modifié notre rapport à la mort.
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