LES MÉTAMORPHOSES DU PÉCHÉ
par Aimé MICHEL
De la culpabilité en attente du pardon à la honte en quête de l’estime publique
EH OUI, EH OUI, D’ABORD, le péché, cela existe, ce n’est pas une invention culpabilisante des cultures répressives. Seuls les ignares dont toute la science est puisée dans un journal s’imaginent cela.
Toutes les cultures, sans exception, ont leur idée du péché, pour la simple raison que l’homme ne peut vivre sans un certain sentiment d’insatisfaction et de doute. Ce paradoxe est une des découvertes de l’ethnographie – j’entends la vraie, celle qui enregistre ce qui existe sans se prémunir d’un système anticipé d’explication capable de tout réduire au mythe favori de la culture à laquelle appartient le chercheur.
Cette découverte, en deux mots, c’est que toute société existante ou ayant existé se maintient ou s’est maintenue grâce à des systèmes de lois implicites dont la sanction, chez le déviant, est, soit la honte, soit la culpabilité (shame culture et guilt-culture, l’observation ayant d’abord été faite par des Anglo-Saxons) [1].
C’est-à-dire que ce qui retient chaque membre d’une société donnée de s’écarter trop des normes admises, c’est un sentiment soit de honte, soit de culpabilité. Notre présente société ne ressemble à un chaos d’immoralité que parce qu’elle est en train, selon une alternance classique, de passer de l’un à l’autre type.
C’était depuis deux mille ans une civilisation de culpabilité ; tout individu se sentait coupable envers ses parents (« ils ont tant fait pour moi, ils ont tellement souffert et travaillé »...) et envers Dieu (la pensée du péché originel et surtout du Golgotha).
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Sont survenus les destructeurs de ce sentiment, et surtout Freud avec son « complexe d’Œdipe ». Freud a eu une claire conscience des effets lointains de sa doctrine : rappelons-nous sa rupture avec Jung et le mot qu’il prononça en mettant le pied sur le sol américain : « Ils ne se doutent pas que ce que nous leur apportons, c’est la vérole. » [2]
Entre parenthèses, la « vérole » freudienne s’est avérée bénigne outre-Atlantique : une petite fièvre passagère et vaccinante, limitée à quelques milieux mal considérés par la société américaine, qui continue tranquillement à se sentir pécheresse, ainsi qu’on l’a vu avec l’affaire de l’interview de M. Carter à Playboy [3]. En revanche, la maladie a produit et continue de produire ses effets dévastateurs en France, pays où l’influence intellectuelle dominante est entre les mains non des savants, mais des professeurs.
Or les professeurs, qui sont un milieu éminemment rebelle aux influences de la technique et de l’économie (on trouverait là sans peine de vieilles traditions cartésiennes et même platoniciennes, celles-ci remontant à la Renaissance), montrent en revanche une extrême susceptibilité aux idées. On les voit en ce moment s’enflammer à l’énorme pensum de Michel Foucault sur le sexe : cinq ou six gros volumes de démonstrations pédantesques [4], dans le style ténébreux que l’on connaît, sur un sujet que la « civilisation de culpabilité » traditionnelle tenait pour une affaire privée.
Foucault va ainsi, du haut de sa chaire au Collège de France, accentuer notre mutation en une société, non plus de culpabilité (un des maîtres mots des pédagogues d’avant-garde est la déculpabilisation), mais de honte.
On est déjà affreusement honteux lorsqu’on n’est pas « de gauche », tellement honteux que seuls quelques provocateurs suspects de vouloir se rendre intéressants se déclarent parfois « de droite ». De ma vie, en tout, je n’ai jamais rencontré que trois hommes reconnaissant être « de droite », et je me garderai de citer deux d’entre eux : les malheureux ! Ils habitent Paris ! Ils seraient tellement écrasés par la honte que, pour sûr, j’aurais des poursuites judiciaires ! Le troisième, c’est le grand écrivain argentin Jorge Luis Borges. Il l’a même dit, je crois, à la télévision française [5], et j’imagine l’horreur sacrée, le frisson d’outre-tombe qui dut secouer l’équipe enregistreuse de ce bien-pensant organisme [6].
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