23 juin 2016: Brexit et la victoire amère de la démocratie
par Joseph Savès
- En votant le Brexit contre l'avis des « gens éduqués » (note), les Anglais ont donné le 23 juin 2016 un coup d'arrêt au projet issu du traité de Maastricht d'une Europe supranationale et post-démocratique, autour de la zone euro.
- Dernière heure : les Anglais ont spectaculairement confirmé leur choix le 12 décembre 2019 en offrant une large majorité au Premier ministre Boris Johnson, maître d'oeuvre du Brexit.
- Voici ci-après ce que nous écrivions à l'issue du référendum du 23 juin 2016. Nous n'avons pas à en rougir...
Décidément, les Anglais ne font rien comme tout le monde : dès l'annonce des résultats du référendum du 23 juin sur le Brexit, le Premier ministre David Cameron a pris acte de son échec personnel et annoncé sa démission en se gardant de critiquer le choix majoritaire de ses concitoyens. C'est la preuve que la démocratie et l'État de droit se portent encore bien sur l'île où ils ont vu le jour il y a quelques siècles.
On ne peut en dire autant du Continent. En France, il faut remonter à la démission du président de Gaulle au soir du référendum de 1969 pour observer semblable panache.
Confrontés à des échecs répétés et/ou à une impopularité abyssale, nos gouvernants se défendent en se posant en rempart contre le « populisme », ce terme désignant depuis une décennie tout mouvement d'opposition ou tout leader qui a le front de recueillir un soutien massif des citoyens. Dans les cercles dirigeants et les médias afférents, chacun y va de son couplet sur la méconnaissance des grands enjeux par les citoyens de base, trop jeunes, trop vieux, trop ignares, trop provinciaux, trop franchouillards ou trop pauvres. On en viendrait à regretter le bon vieux temps dusuffrage censitaire, quand, à l'époque de Louis-Philippe, le droit de vote était réservé aux notables.
Depuis le début du millénaire, le fossé ne cesse de s'agrandir entre les citoyens européens et leurs gouvernants. Nous en voyons la raison dans le retournement brutal du projet européen, ainsi que nous l'avons exposé dans notre précédente analyse.
De l'Europe des petits pas au grand saut dans l'inconnu
Tournant le dos à l'Europe des petits pas de Jean Monnet (Politique agricole commune, Airbus, Arianespace, Erasmus, espace Schengen...), les Français Jacques Delors et François Mitterrand ont choisi il y a un quart de siècle, en 1992, le grand saut dans l'inconnu (supranationalité et monnaie unique) au nom de préjugés idéologiques très contestables : la « concurrence libre et non faussée » devait être un facteur d'équilibre et de prospérité ; la « monnaie unique » devait rapprocher les économies nationales et déboucher sur une fédération.
Confrontés à l'échec dramatique de leurs prévisions, les dirigeants européens n'ont eu de cesse depuis lors de tenter de faire plier la réalité à leurs désirs. Voilà vingt-cinq ans que le projet européen se résume à essayer de sauver envers et contre tout la monnaie unique. C'est au prix de la ruine des États les plus fragiles et de l'émigration de la jeunesse éduquée de Grèce, d'Espagne, du Portugal, de France... Que périssent les peuples pourvu que survive l'euro !
Nous avons détaillé il y a plusieurs années déjà les ressorts de ce désastre : la monnaie unique met dans le même sac des sociétés qui ont des comportements opposés, les unes - l'Allemagne - étant exportatrices et économes par nature, les autres - arc méditerranéen - importatrices et dépensières ; il s'ensuit des déséquilibres commerciaux croissants qu'aucun ajustement monétaire ne vient plus corriger (voir : Comment la monnaie unique tue l'Europe). La monnaie unique ne protège pas pour autant nos économies contre les fluctuations monétaires : l'euro fluctue davantage par rapport au dollar américain et au renmibi chinois que ne fluctuaient le mark et le franc il y a vingt ans...
Il y aurait bien une issue élégante et audacieuse à la crise avec le remplacement de la monnaie unique par des monnaies strictement nationales et une monnaie commune dédiée aux échanges extra-européens, ainsi que nous l'avons exposé dans notre précédent essai. Mais elle reviendrait à reconnaître l'erreur initiale, ce à quoi ne se résignent pas nos dirigeants, qui craignent d'être sanctionnés par leurs concitoyens. D'où leur obstination à écarter tout débat démocratique.
Démocratie en péril
Plus que quiconque attachés à la démocratie, les Anglais ont choisi le grand large en raison du caractère de plus en plus cassant et antidémocratique des instances européennes, que l'on a vues à l'oeuvre dans la crise des migrants et la crise grecque.
La rupture du lien entre les citoyens européens et leurs gouvernants s'observe depuis les référendums de 2005 sur le traité constitutionnel, quand, au terme d'un débat public très intense, Français et Néerlandais ont rejeté le traité car ils y voyaient un bric-à-brac qui éloignait les élus des électeurs et les plaçait sous la coupe des groupes de pression. C'est ce qu'a démontré avec prémonition la juriste Anne-Marie Le Pourhiet (Qui veut de la post-démocratie ?, Le Monde, 12 mars 2005).
Les électeurs de 2005 ont rejeté également le présupposé idéologique selon lequel les États européens sont trop petits et doivent disparaître au sein d'une fédération pour espérer peser sur les affaires du monde :
• C'est ignorer que la taille ne fait rien à l'affaire : au XIXe siècle, l'Angleterre, avec dix à trente millions d'habitants, a dominé le monde comme aucun empire avant ou après elle !
• C'est faire à tort de la puissance un objectif en soi : Singapour, la Suisse et l'Islande ne prétendent pas dominer le monde mais n'en affichent pas moins une prospérité enviable.
• C'est enfin croire que les États européens seront plus forts en gommant leur diversité : cette diversité est précisément ce qui a permis aux Européens de bâtir en un millénaire une civilisation plus féconde qu'aucune autre. Le respect de cette diversité est compatible avec l'union ainsi qu'il est dit dans la belle devise de l'Union européenne : « Unie dans la diversité ».
De fait, les dirigeants européens ayant contourné le vote démocratique et imposé le traité constitutionnel sous le nom de traité de Lisbonne, on en a vu les résultats : une Europe plus faible, plus divisée et plus absente que jamais de la scène géopolitique (Moyen-Orient, Israël-Palestine, Afrique, Ukraine...).
Gagnants et perdants
Que pouvons-nous attendre maintenant du Brexit ? Les Britanniques disposent d'un délai de deux ans pour négocier leur sortie à partir du moment où ils auront invoqué l'article 50 du traité de Lisbonne qui en fixe les modalités. Autant dire qu'ils ne vont pas se presser et laisser traîner les choses. David Cameron a d'ores et déjà annoncé qu'il ne démissionnerait pas avant octobre 2016 et l'on peut penser que son successeur prendra également son temps et ne présentera pas sa demande avant décembre ou même janvier 2017.
Il y va bien sûr de leur intérêt car pendant ce temps et pendant toute la durée des négociations ultérieures (jusqu'en 2019 !), les Européens devront gérer le Brexit toutes affaires cessantes. Ils seront prêts à toutes les concessions pour en finir au plus vite et s'occuper des autres foyers d'incendie : crise grecque et crise de l'euro, crise des migrants, montée de l'euroscepticisme, appel des Néerlandais, des Suédois et même des Français à sortir à leur tour de l'Union.
Maîtres du temps, les Britanniques manifestent par ailleurs une habileté manoeuvrière attestée par quelques siècles d'Histoire. Faisons-leur confiance pour préserver leurs intérêts économiques, commerciaux et financiers tout en recouvrant leur souveraineté nationale. Ils n'ont rien à craindre du côté commercial et douanier : on imagine mal que Bruxelles, prêt à toutes les concessions avec Pékin et Washington, impose par contre de nouveaux droits de douane à Londres. L'enjeu le plus périlleux concerne les banques de la City qui risquent de perdre leur accès automatique à l'ensemble des marchés européens.
Pour les raisons exposées ci-dessus, nous croyons que le Brexit aura à moyen terme des conséquences plus dommageables pour l'Union européenne que pour le Royaume-Uni lui-même :
On ne peut en dire autant du Continent. En France, il faut remonter à la démission du président de Gaulle au soir du référendum de 1969 pour observer semblable panache.
Confrontés à des échecs répétés et/ou à une impopularité abyssale, nos gouvernants se défendent en se posant en rempart contre le « populisme », ce terme désignant depuis une décennie tout mouvement d'opposition ou tout leader qui a le front de recueillir un soutien massif des citoyens. Dans les cercles dirigeants et les médias afférents, chacun y va de son couplet sur la méconnaissance des grands enjeux par les citoyens de base, trop jeunes, trop vieux, trop ignares, trop provinciaux, trop franchouillards ou trop pauvres. On en viendrait à regretter le bon vieux temps dusuffrage censitaire, quand, à l'époque de Louis-Philippe, le droit de vote était réservé aux notables.
Depuis le début du millénaire, le fossé ne cesse de s'agrandir entre les citoyens européens et leurs gouvernants. Nous en voyons la raison dans le retournement brutal du projet européen, ainsi que nous l'avons exposé dans notre précédente analyse.
De l'Europe des petits pas au grand saut dans l'inconnu
Tournant le dos à l'Europe des petits pas de Jean Monnet (Politique agricole commune, Airbus, Arianespace, Erasmus, espace Schengen...), les Français Jacques Delors et François Mitterrand ont choisi il y a un quart de siècle, en 1992, le grand saut dans l'inconnu (supranationalité et monnaie unique) au nom de préjugés idéologiques très contestables : la « concurrence libre et non faussée » devait être un facteur d'équilibre et de prospérité ; la « monnaie unique » devait rapprocher les économies nationales et déboucher sur une fédération.
Confrontés à l'échec dramatique de leurs prévisions, les dirigeants européens n'ont eu de cesse depuis lors de tenter de faire plier la réalité à leurs désirs. Voilà vingt-cinq ans que le projet européen se résume à essayer de sauver envers et contre tout la monnaie unique. C'est au prix de la ruine des États les plus fragiles et de l'émigration de la jeunesse éduquée de Grèce, d'Espagne, du Portugal, de France... Que périssent les peuples pourvu que survive l'euro !
Nous avons détaillé il y a plusieurs années déjà les ressorts de ce désastre : la monnaie unique met dans le même sac des sociétés qui ont des comportements opposés, les unes - l'Allemagne - étant exportatrices et économes par nature, les autres - arc méditerranéen - importatrices et dépensières ; il s'ensuit des déséquilibres commerciaux croissants qu'aucun ajustement monétaire ne vient plus corriger (voir : Comment la monnaie unique tue l'Europe). La monnaie unique ne protège pas pour autant nos économies contre les fluctuations monétaires : l'euro fluctue davantage par rapport au dollar américain et au renmibi chinois que ne fluctuaient le mark et le franc il y a vingt ans...
Il y aurait bien une issue élégante et audacieuse à la crise avec le remplacement de la monnaie unique par des monnaies strictement nationales et une monnaie commune dédiée aux échanges extra-européens, ainsi que nous l'avons exposé dans notre précédent essai. Mais elle reviendrait à reconnaître l'erreur initiale, ce à quoi ne se résignent pas nos dirigeants, qui craignent d'être sanctionnés par leurs concitoyens. D'où leur obstination à écarter tout débat démocratique.
Démocratie en péril
Plus que quiconque attachés à la démocratie, les Anglais ont choisi le grand large en raison du caractère de plus en plus cassant et antidémocratique des instances européennes, que l'on a vues à l'oeuvre dans la crise des migrants et la crise grecque.
La rupture du lien entre les citoyens européens et leurs gouvernants s'observe depuis les référendums de 2005 sur le traité constitutionnel, quand, au terme d'un débat public très intense, Français et Néerlandais ont rejeté le traité car ils y voyaient un bric-à-brac qui éloignait les élus des électeurs et les plaçait sous la coupe des groupes de pression. C'est ce qu'a démontré avec prémonition la juriste Anne-Marie Le Pourhiet (Qui veut de la post-démocratie ?, Le Monde, 12 mars 2005).
Les électeurs de 2005 ont rejeté également le présupposé idéologique selon lequel les États européens sont trop petits et doivent disparaître au sein d'une fédération pour espérer peser sur les affaires du monde :
• C'est ignorer que la taille ne fait rien à l'affaire : au XIXe siècle, l'Angleterre, avec dix à trente millions d'habitants, a dominé le monde comme aucun empire avant ou après elle !
• C'est faire à tort de la puissance un objectif en soi : Singapour, la Suisse et l'Islande ne prétendent pas dominer le monde mais n'en affichent pas moins une prospérité enviable.
• C'est enfin croire que les États européens seront plus forts en gommant leur diversité : cette diversité est précisément ce qui a permis aux Européens de bâtir en un millénaire une civilisation plus féconde qu'aucune autre. Le respect de cette diversité est compatible avec l'union ainsi qu'il est dit dans la belle devise de l'Union européenne : « Unie dans la diversité ».
De fait, les dirigeants européens ayant contourné le vote démocratique et imposé le traité constitutionnel sous le nom de traité de Lisbonne, on en a vu les résultats : une Europe plus faible, plus divisée et plus absente que jamais de la scène géopolitique (Moyen-Orient, Israël-Palestine, Afrique, Ukraine...).
Gagnants et perdants
Que pouvons-nous attendre maintenant du Brexit ? Les Britanniques disposent d'un délai de deux ans pour négocier leur sortie à partir du moment où ils auront invoqué l'article 50 du traité de Lisbonne qui en fixe les modalités. Autant dire qu'ils ne vont pas se presser et laisser traîner les choses. David Cameron a d'ores et déjà annoncé qu'il ne démissionnerait pas avant octobre 2016 et l'on peut penser que son successeur prendra également son temps et ne présentera pas sa demande avant décembre ou même janvier 2017.
Il y va bien sûr de leur intérêt car pendant ce temps et pendant toute la durée des négociations ultérieures (jusqu'en 2019 !), les Européens devront gérer le Brexit toutes affaires cessantes. Ils seront prêts à toutes les concessions pour en finir au plus vite et s'occuper des autres foyers d'incendie : crise grecque et crise de l'euro, crise des migrants, montée de l'euroscepticisme, appel des Néerlandais, des Suédois et même des Français à sortir à leur tour de l'Union.
Maîtres du temps, les Britanniques manifestent par ailleurs une habileté manoeuvrière attestée par quelques siècles d'Histoire. Faisons-leur confiance pour préserver leurs intérêts économiques, commerciaux et financiers tout en recouvrant leur souveraineté nationale. Ils n'ont rien à craindre du côté commercial et douanier : on imagine mal que Bruxelles, prêt à toutes les concessions avec Pékin et Washington, impose par contre de nouveaux droits de douane à Londres. L'enjeu le plus périlleux concerne les banques de la City qui risquent de perdre leur accès automatique à l'ensemble des marchés européens.
Pour les raisons exposées ci-dessus, nous croyons que le Brexit aura à moyen terme des conséquences plus dommageables pour l'Union européenne que pour le Royaume-Uni lui-même :
- Grexit :
Dès le mois de juillet, Bruxelles et Francfort vont une nouvelle fois se pencher sur le cas de la Grèce. Le jeune, beau, fougueux et charismatique Tsipras s'est couché l'an dernier devant les Allemands dans la crainte de voir son pays expulsé de l'Union. Pour quel résultat ? La Grèce est plus pauvre que jamais et qui plus est engluée dans le drame des migrants. Après le précédent britannique, sa sortie de l'Union européenne n'est plus un tabou.
- Isolement international :
En situation de divorce conflictuel avec le Royaume-Uni, cinquième puissance mondiale et principale puissance militaire et diplomatique du continent, l'Union européenne ne va plus être en état de discuter avec qui que ce soit sur la scène internationale pendant les deux ou trois années à venir. Traité de libre-échange avec les États-Unis, conflit ukrainien, échanges avec la Chine sont autant de domaines dans lesquels elle devra faire profil bas. Au Kremlin, il en est qui doivent avoir un sourire en coin.
- Rupture franco-allemande :
L'axe franco-allemand avait une signification réelle en 1963, quand la France était prospère et présidée par le général de Gaulle et l'Allemagne réduite à sa moitié occidentale et gouvernée par le sage Adenauer. Rien de tel aujourd'hui. Au président français pourrait s'appliquer le mot cruel de De Gaulle concernant le dernier président de la IIIe République : « Comme chef d'État, deux choses lui avaient manqué : qu'il fut un chef, qu'il y eut un État ». C'est bien, semble-t-il, l'avis de la chancelière allemande qui, déjà, prend ses distances avec François Hollande et évite de le rencontrer en tête-à-tête.
- Écosse :
La sécession de l'Écosse punira-t-elle les Anglais de leur insolence ? Rien n'est moins sûr aujourd'hui. Avec des redevances pétrolières en très forte baisse et surtout la perspective d'une crise majeure de l'Union européenne, les Écossais vont y réfléchir à deux fois avant de rompre leurs amarres avec l'Angleterre et de remonter sur le Titanic.
Qu'on nous pardonne ces insolences. L'Histoire, heureusement, n'est jamais écrite à l'avance et nous réserve toujours des surprises. Il n'empêche qu'aujourd'hui, nous voyons se poursuivre le processus de décomposition amorcé en 2015. Puissent nos dirigeants actuels et futurs en prendre toute la mesure afin d'y mettre un coup d'arrêt.
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