Pourquoi cette haine ... ?
par BRAGUE Remi
Pourquoi cette haine de nous-mêmes ?
"Le Règne de l'homme - Genèse et échec du projet moderne": avec un tel titre vous ne serez sans doute pas surpris de vous faire conspuer et traiter de réactionnaire par nos élites humanistes ?
Pourquoi cette haine de nous-mêmes ?
"Le Règne de l'homme - Genèse et échec du projet moderne": avec un tel titre vous ne serez sans doute pas surpris de vous faire conspuer et traiter de réactionnaire par nos élites humanistes ?
Reprocher à quelqu'un d'être réactionnaire est à peu près aussi intelligent que vitupérer un automobiliste pour avoir fait marche arrière dans une impasse pour retrouver le bon chemin. Eh bien c'est précisément ce que je fais ! "Qu'est-ce que l'homme pour que Tu en prennes soin ?", interroge la Bible dans le Psaume 8, 5. Cette question rhétorique ne débouche pas sur une recherche de ce qui constitue l'homme, mais se prolonge en une réflexion sur la place que Dieu lui a accordée.
C'est à l'époque moderne que l'homme en est arrivé à se dire le créateur de sa propre humanité. Jadis, il s'estimait l'œuvre de la nature ou l'enfant de Dieu. Aujourd'hui, il entend conquérir l'une et s'affranchir de l'autre. Il veut rompre avec le passé, se donner souverainement sa loi, définir ce qui doit être, et dominer. A la suite de Bacon, Descartes rêvait d'un homme maître et possesseur de la nature. Deux siècles et demi plus tard, Nietzsche a estimé que l'homme devait être dépassé car il n'était plus à la hauteur des attentes que lui-même avait définies. Par quoi doit-il donc être dépassé ? La question se pose.
Le psychologue américain Burrhus Skinner, fondateur du comportementalisme radical, y a répondu à demi en observant au XXe siècle que nous ne savions pas encore ce que l'homme pouvait faire de l'homme, autrement dit, ce que certains hommes allaient faire du reste de l'humanité…. Skinner est mort tranquillement en 1990, dans son lit, chargé d'honneurs.
John D. Bernal, physicien britannique et prix Staline pour la paix 1953, lui a fait écho en écrivant dès 1929 que dès lors qu'il y aurait des hommes améliorés, il leur faudrait réduire le nombre des autres, jusqu'à ce qu'ils ne représentent plus un danger. Bernal est décédé tout aussi tranquillement chez lui, à Londres, en 1971.
Et il n'y a pas eu de Nuremberg pour ces gens-là. Cela dit, le transhumanisme tel qu'on le voit se développer aujourd'hui dans les pays anglo-saxons est-il vraiment réalisable ? Certains biologistes sérieux y voient un pur jus de crâne d'informaticiens qui n'ont aucune connaissance du vivant, le tout doublé d'une pompe à fric.
Est-ce vraiment rassurant ?
Non, car le danger demeure, ce rêve moderne d'un homme qui se créerait lui-même et qui, par le biais de la planification des naissances, déciderait s'il doit être. Il convient donc de se demander si le projet moderne ne mène pas à l'autodestruction de l'humanité.
Dans ce monde éradiqué de sa dimension transcendante, nous n'avons pas de raisons solides légitimant le fait de la reproduction. Or, sans argument fort, on n'a pas le droit d'infliger la vie…
Dans les avis concernant mes livres sur Amazon, j'ai repéré le commentaire d'un crétin anonyme qui ironisait en affirmant que la métaphysique était bien inutile pour faire des gosses. Sur le plan technique, je n'en disconviens pas, mais cela devient tragique dès lors que les humains se reproduisent tels des animaux sans s'interroger si l'arrivée au monde de nouvelles générations constitue un bien ou non pour elles. Se satisfaire d'avoir des enfants au motif que "c’est sympa", avec pour critère dernier le bonheur, ne répond à aucune question.
Notre Occident sourd à toute référence au divin vient de frapper l'iceberg, les machines se sont arrêtées, la coque est éventrée, le pont s'incline vers l'océan, avec cette seule différence que l'orchestre du Titanic, lui, s'était mis à jouer "Plus près de toi, mon Dieu". Si le reste de l'humanité devait nous emboîter le pas, la planète entière serait mal partie, nos Lumières n'éclairant plus grand-chose. J'éprouve donc une délectation morose à entendre tel philosophe médiatique résolument hédoniste affirmer que nous coulons, mais qu'il faut couler debout ! L'hédoniste en question a lui-même un vilebrequin en main avec lequel il fait un trou dans la coque, puisqu’il recommande à ses concitoyens de ne pas avoir d'enfants, la vie sur cette terre étant loin d'être rose.
C'est logique. Reste cette question : peut-on être hédoniste de cette façon ?
Qu'entendez-vous par cette formule : "Notre humanisme est devenu un anti-antihumanisme" ?
Qu'entendez-vous par cette formule : "Notre humanisme est devenu un anti-antihumanisme" ?
D'aucuns se récrient sur le fait que je ne serais pas humaniste selon les critères relativistes actuels, mais de quoi parle-t-on exactement ? Quand on leur demande ce qu'est l'humanisme, les belles âmes sont bien embarrassées pour en donner la définition et expliquer en quoi il est nécessaire, et cela simplement parce que les raisons de considérer que l'homme vaut mieux que le reste des créatures sont depuis quelques décennies sous le feu de la critique.
On entend de plus en plus souvent affirmer que l'humanité ne vaut pas mieux que l'animalité, qu'elle est même plus dangereuse (ce qui n'est pas entièrement faux), et que les animaux ont des droits sur nous, ce qui est un non-sens absolu : c'est nous qui avons des devoirs envers eux. Les cartes sont brouillées au point que certains penseurs contemporains appellent avec exaltation à la fin de l'exception humaine, au motif - entre autres - que nous aurions plus de 90 % de notre ADN avec les bonobos ou les mouches. De fait, pourquoi cette chose dite "homme", qui ne se distingue du reste des vivants que de façon epsilonesque, aurait-elle des droits particuliers ? D'où l'extrême gêne de nos humanistes relativistes qui se gargarisent des droits de l'homme, se contentant d'en répéter le slogan à l'envi, mais sans pouvoir en approfondir les raisons, lesquelles iraient à l'encontre de leur philosophie. C'est en ce sens que notre humanisme actuel se réduit à un anti-antihumanisme. On n'aime plus l'homme pour lui-même, mais on a peur de ce qui se passerait si on abandonnait l'idée d'une légitimité de l'humain…
Cette légitimité n'est-elle pas notre ultime justification face à l'abandon de la transcendance ?
C'est assurément notre parachute ventral, mais peut-être ferait-on mieux de ne pas se jeter de l'avion ! Notre humanisme se résume à une peur de la montée de l'antihumanisme, or commen
t a-t-on réagi face au terrorisme islamique ? En commençant par nous couvrir la tête de cendres et en déplorant notre intrinsèque méchanceté. Nous nions nos valeurs occidentales au point que nous ne saurions en vouloir à ces braves gens qui nous frappent. Pourquoi cette haine de nous-mêmes ? Que nous ayons accompli quelques actes peu gentlemanlike par le passé est un fait, mais ressasser un passé depuis longtemps révolu dans une perspective de masochisme et perpétuelle repentance ne sert de rien si l'on considère qu'apparemment les Turcs ne sont pas prêts à reconnaître le génocide arménien, et que les Japonais ne battent pas particulièrement leur coulpe à propos de leurs crimes de guerre à Nankin en 1937. Je ne vois pas non plus le président Bouteflika demandant pardon pour le marché d'esclaves d'Alger, ni les chefs d'Etats d'Afrique noire se lamenter sur le trafic de captifs dès lors qu'une tribu triomphait d'une autre. Dans la logique même de son développement, notre projet moderne pratique un humanisme suicidaire, fait de négation de soi, de destruction de son propre sujet.
Le christianisme n'a-t-il pas généré son autodestruction en permettant à l'homme sa propre divinisation ?
Cette idée d'une dialectique autodestructrice du christianisme a ses lettres de noblesse chez Nietzsche, mais encore faut-il comprendre ce qu’est le christianisme. La divinisation de l'homme au sens chrétien n'est rien de moins que l'imitation d'un crucifié, perspective moins réjouissante que de se rêver muni de la foudre de Zeus ou du phallus du Baal cananéen. Conclure à une autodestruction programmée présuppose donc un contresens radical sur ce qu'est le christianisme. Le Credo n'évoque la toute-puissance que dans le syntagme "le Père tout-puissant", lequel est tout-puissant en tant que père, et père en tant que tout-puissant. Rien à voir avec un Dieu tout-puissant tout court. C’était le dieu d'Hitler, der Allmächtige, qu'il évoque dans ses Propos de table : "Au fond de chaque être il y a le sentiment de cette toute-puissance, que nous appelons Dieu, c'est-à-dire, la domination des lois naturelles dans tout l'univers". Isoler l’idée de toute-puissance de tous les autres attributs de Dieu permet aux logiciens de beaux paradoxes, comme la vieille blague : Dieu peut-il créer une pierre tellement grosse qu'il ne peut pas la soulever ? Question qui ne mange pas de pain… Notre Dieu chrétien est tout puissant en ce qu'il fait tout pour réaliser son projet de paternité universelle : nous sommes donc bien loin ici de l'autodestruction !
Ce qui ne vous empêche pas de dire assez plaisamment que le suicide est plus simple que la vie…
Mais oui, si, en affreux Jojo, l’on prend comme seul critère l'autodétermination, qui tient tant au cœur de notre pensée moderne. Du point de vue économique, le suicide est beaucoup plus avantageux que toute autre activité. Comparons l'input et l'output : décider de maigrir implique nombre de privations. Sitôt que vous cessez votre régime, vous reprenez du poids. L'amélioration morale est plus escarpée encore, avec d'incessants risques de rechute, alors qu'un bon suicide permet d'obtenir pour pas cher une transformation radicale, rapide et irréversible. Conclusion ? Le fait de décider par soi-même de ce que l'on est ne suffit pas, si l'on n'a pas un paramètre supplémentaire qui dit qu'il est plutôt mieux d'être que de ne pas être.
Comment cibler ce paramètre ?
Je n'ai pas trouvé de meilleure réponse à cet égard que celle du tout début de la Bible, lorsque Dieu contemplant son ouvrage à la fin de la création dit que "cela était très bon" … Cette idée d'un monde très bon place en quelque sorte la balle dans notre camp et nous donne une bonne raison non seulement de continuer à être, mais de continuer à faire être. La litanie des six jours est comparable à la check-list d'un avion. On ne comprendra rien au simple énoncé du OK pour la pression d'huile, le réservoir, les volets, les fréquences, si l'on ne saisit pas que tout est précisément fait pour l'alignement qui permettra à l'appareil de décoller.
Comment appréhendez-vous la GPA pour les couples stériles et les couples homosexuels, dès lors que ce projet s'inscrit dans la logique du faire être ?
La location d'utérus - puisque c'est le nom en clair de la GPA, sigle qui cherche à masquer l'inavouable - revient à traiter l'humain comme un objet et à le faire passer sous la règle de la fabrication et de la vente. Pour faire admettre la chose qui se pratique à grande échelle en Inde, on nous prépare bien évidemment une "GPA éthique", délicat oxymore agrémenté de larmes de crocodile dans une perspective de marchandising gagnant-gagnant. Aussi ma raison me fait-elle recourir au vieux Kant dont l'un des impératifs est qu'il faut toujours traiter autrui comme une fin et jamais seulement comme un moyen.
Si la GPA produit de la vie, reste à se demander si cette vie est placée dans les meilleures conditions. La question se pose pour l'adoption par des couples homosexuels. Ils n'ont certes pas à être stigmatisés, mais leur unicité sexuelle peut être facteur de manque, voire de déséquilibre pour les enfants. Cet état de fait, je l'ai moi-même éprouvé, car j'ai quasi immédiatement été orphelin de père. Mon père été tué en Indochine en 1948, alors que je n'avais que quelques mois. Je n'ai absolument pas manqué d'affection, ma mère, qui vit encore aujourd'hui, m'a élevé de façon admirable. Pour autant, même si j'ai eu un grand-père et un oncle attentifs et aimants, ce manque de père, que j'ai commencé à ressentir vers l'âge de sept ans, ne s'est jamais comblé. Le plus étonnant est que cette blessure ne se referme pas, qu'elle s'est même élargie lorsque j'ai été père à mon tour, prenant conscience de tout ce que je n'avais pas reçu, en essayant de le donner moi-même à mes enfants. Cette sorte de douleur sourde ne cesse pas… En tout cas, je ne m'arrogerai jamais le droit d'imposer à un enfant de grandir dans une famille en quelque sorte hémiplégique, sans père ou sans mère."
Entretien avec P. de Méritens - paru dans Le Figaro Magazine, 12 juin 2015
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