« L’islam que j’aime, l’islam qui m’inquiète »
Certes, il est sorti à l’hiver, mon été a commencé tard et il n’est aujourd’hui en compétition qu’avec un nouvel épisode des aventures de Jason Bourne. Notez tout de même que je l’ai lu en moins de temps qu’il n’en faut pour lire un Ludlum, ce qui n’est pas le moindre des indices de l’intérêt de ce livre d’entretien avec Antoine d’Abbundo. Il est d’ailleurs probable que je le relise, alors que je me contenterai d’une seule lecture de Ludlum.
Jason Bourne et Christian Delorme ne sont pas dépourvus de points communs.
Figurez-vous que, dans cet opus-là, Bourne est aux prises avec une organisation islamiste initialement mise sur pied par les nazis, la Légion Noire. Celle-ci opère sous la couverture idéale d’une organisation censée promouvoir le dialogue entre l’Islam et l’Occident, la Fraternité d’Orient : le musulman est fourbe. Incidemment, ce scénario s’inscrit fort bien dans la dialectique de ceux qui soutiennent qu’un musulman non-violent est un musulman hypocrite ou, moins brutalement, de ceux qui tiennent le fait qu »un musulman modéré soit modérément musulman » pour un adage.
Les voies du dialogue
Allez pourtant savoir d’où je tiens cette intuition que l’islam n’est pas intrinsèquement violent, obscurantiste et nuisible. Mais, de fait, j’en doute. Le Père Christian Delorme, lui, l’étaie et le fait sans aucune candeur. La première partie de l’ouvrage évoque son propre parcours, son amour pour l’islam et ses liens personnels profonds avec lui. Ce n’est qu’au terme de l’échange que Christian Delorme et Antoine d’Abbundo évoquent littéralement « les questions qui fâchent ». Car, comme le dit le Père Delorme, « il faut du temps avant de pouvoir se parler en vérité d’une façon qui soit féconde. On ne peut pas se dire d’emblée des choses qui chagrinent si l’on n’a pas pris le temps de se dire, au préalable, des choses agréables ». On en connaît plus d’un (et cela m’arrive également) qui, parce qu’ils sont les « locaux de l’étape », les nationaux ou les « de souche », se dispensent de la première étape et n’envisagent l’échange que sous l’angle des griefs que l’on peut faire à certains musulmans.
Ma conviction est toutefois, avec le Père Delorme, que le dialogue n’est pas une option. Par principe, et par nature, avant tout. Par esprit pratique, aussi, s’il faut des motifs plus triviaux. Dans notre pays, qui compte 10% de musulmans, et dans une civilisation mondialisée, les crispations sont compréhensibles mais elles doivent être dépassées si chacun veut pouvoir vivre en paix. Comme le souligne le Père Delorme,
« il faut être capable d’accueillir l’autre dans sa ressemblance et se méfier de tous les discours qui valorisent à l’excès les différences. Nous sommes d’abord pareils avant d’être différents. Si je peux rencontrer l’autre, c’est parce qu’il me ressemble avant d’être dissemblable. Fondamentalement, les hommes sont partout et toujours les mêmes. Nous partageons le même désir de vivre, le même besoin de sécurité. Nous avons tous envie de rire et d’aimer, d’avoir une vie digne. Nous avons tous peur de la mort. Nous faisons partie d’une partie d’une commune humanité » (p. 238)Le dialogue suppose ainsi la connaissance de l’autre et, à cet égard, cet ouvrage permet d’éclairer un certain nombre de points sur l’islam et d’écarter quelques idées fausses.
Un islam, des islams
Que signifie le terme « islam » ?
« Deux définitions viennent assez spontanément à l’esprit de tous les musulmans. Ils vous diront d’abord que l’islam est soumission à Dieu. Puis, tout de suite après, ou en même temps, ils rapprocheront le mot islam de sa racine « salam », c’est-à-dire la paix (…) Paix avec les autres. Paix en soi. Pour les musulmans, l’islam est donc l’allégeance à Dieu, laquelle permet de trouver la paix dans toutes ses dimensions. » (p.59)Mais l’islam ne peut être réduit à la soumission :
« pour la majorité des musulmans, l’allégeance à Dieu, le respect absolu du Coran et la fidélité au prophète doivent se vivre dans l’amour. L’islam a pour vocation de faire des musulmans heureux, qui adhèrent de leur plein gré et trouvent leur sérénité dans cette relation de « soumis », d’abandonné dans les mains de Dieu » (p. 100)Autre point intéressant : le Père Delorme souligne la différence d’appréhension du temps et de l’espace par l’islam, le judaïsme et le christianisme.
« Alors que l’histoire biblique nous inscrit dans une conception linéaire du temps, la tradition islamique, le Coran lui-même, inscrit l’homme dans une conception circulaire. Dans la conception que l’on peut qualifier de « judo-chrétienne », notre parcours historique est constructeur d’avenir. L’histoire, ponctuée par les alliances que Dieu fait avec les hommes, est le temps du salut. Il y a une idée de progression, de progrès. Le temps profane, celui de l’humanité, n’est pas en opposition avec le temps sacré, celui de Dieu. Selon la conception musulmane, en revanche, le temps de l’histoire nous éloigne de la pureté perdue des origines. Ce temps profane est considéré comme dangereux, néfaste, c’est même l’instrument de Satan qui veut nous faire oublier Dieu. Il faut donc lutter contre le temps profane en lui substituant le plus possible un temps sacré, celui des pratiques telles que la prière et le pèlerinage qui aideront le croyant à remonter dans le passé, à revenir à la source » (p.61)Voilà qui peut être utile pour comprendre certaines attitudes, certains comportements, même s’il est très probable que cette approche ait aussi subi, en France, l’influence de la culture occidentale.
Le Père Delorme semble aussi dissiper l’idée selon laquelle le Coran n’est pas interprétable. Le fait qu’il existe « des » islams pourrait d’ailleurs laisser penser que, s’il n’est pas ouvertement interprétable, des approches diverses existent. A titre d’exemple, il relève d’ailleurs le sort divergent des femmes au sein des deux grandes familles politico-religieuses que sont les salafistes et les Frères musulmans : si la femme est sous la domination totale de l’homme chez les premiers, elle prend toute sa part à la « vie de la Cité » chez les seconds. Il n’y a qu’à voir le nombre de femmes députés en Tunisie ou en Égypte.
Il semble que, s’il n’est pas concevable aujourd’hui d’interpréter le Coran, c’est moins en raison de sa nature même que de contingences historiques, ce qui change assez radicalement la perspective.
Ainsi,
« dès les débuts de son rassemblement, le Coran a fait l’objet de questionnements et de commentaires. Il existe, ainsi, une exégèse coranique que l’on appelle « l’ijtihad » », c’est-à-dire l’effort d’interprétation. Dans les premiers siècles de l’histoire de l’islam, cette « ijtihad » à été très développée et a pu faire preuve de beaucoup de créativité ».
Ce n’est que sous les coups de l’Histoire, des croisades et de la destruction de Bagdad par les Mongols, que le monde musulman va se méfier de l’exégèse puis décréter, au XIIIème siècle la fermeture des « portes de l’ijtihad ».
Ce livre a ainsi l’intérêt de restituer un peu de complexité à ce sujet. Or, comme souvent, accepter et percevoir la complexité, c’est se rapprocher de la réalité et de la vérité.
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