Il y a en France un majestueux palais doté d’un très agréable jardin où les enfants du quartier viennent aux beaux jours mettre à l’eau leurs petits voiliers. C’est le Palais du Luxembourg, l’ancienne résidence de la reine Marie de Médicis, veuve d’Henri IV. Ce palais abrite depuis 1799 le Sénat. Autrefois s’y trouvait un très bel ensemble de Rubens, appelé le Cycle de Marie de Médicis. Composé de 24 toiles, il présente la vie de la Reine sur un mode historique et allégorique. Exposé depuis 1817 au Musée du Louvre, il y fut transporté en 1790 pour y subir quelques travaux de restauration.
En 2008, Nicolas Sarkozy était Président de la République depuis un an, la direction du Louvre invita le plasticien belge Jan Fabre à déverser au pied de cet ensemble un amoncellement de stèles funéraires sur lequel ondulait un ver de terre géant dont la tête n’était autre que celle de l’artiste. En off, une voix répétait : « Je veux sortir ma tête du nœud coulant de l’histoire ». Dans le milieu, cela s’appelle « investir » un musée, le « revisiter », « se confronter » avec l’art du passé, « se réapproprier » l’histoire, « démythifier » la figure du peintre, « déconstruire » le récit pictural, autant de formules affligeantes et creuses qui, depuis des années, impressionnent politiques et conservateurs, permettant ainsi à ceux que l’on appelle les « protagonistes majeurs de la scène artistique » de forcer les portes des palais, des abbayes, des églises et notamment des musées comme celui du Louvre.
Pourquoi un étranger devrait-il faire sienne une culture française que les élites, les décideurs de la « France d’en haut », acceptent de voir livrée à l’impuissance et à la bêtise ? Car ce chaos de marbres avec son ver de terre géant est consternant. Faut-il qu’il n’y ait eu personne d’honnête, de courageux, de cultivé autour de la table pour que pareille décision ait pu être prise ! Pourquoi des jeunes qui s’intoxiquent avec des rappeurs qui crachent sur la France et les Français ne mépriseraient-ils pas ces parlementaires qui viennent expliquer sur les plateaux de télévision combien l’assimilation est importante pour l’unité du pays ? Ces jeunes savent que la liberté d’expression est le talon d’Achille des démocraties, le droit-de-l’hommisme leur cheval de Troie et que les élus ont depuis longtemps baissé les bras. Ils les savent incapables d’une quelconque conviction. La couardise du parlementaire n’est pas une légende. Sa démagogie non plus.
Impossible de ne pas se souvenir avec quelle suffisance dommageable pour l’école, le président Sarkozy plaisanta à plusieurs reprises sur La Princesse de Clèves. Son devoir de chef de l’Etat eût été de recommander aux jeunes devant lesquels il préféra faire le malin d’aller voir l’inoubliable lecture qu’en donna au théâtre Marcel Bozonnet, ancien sociétaire et ancien administrateur général de la Comédie Française. Un homme seul, en costume de cour du 17e siècle, contant la passion malheureuse de la princesse de Clèves pour le duc de Nemours, ça peut aussi, n’en déplaise à cet ancien président, intéresser certaines « guichetières ». Si, nous rendant à la poste, nous n’attendons pas du personnel qu’il nous parle de ce chef-d’œuvre de la littérature française, à coup sûr, écoutant le président de la République française, nous n’attendons pas qu’il nous en parle avec une aussi stupide désinvolture.
Toujours soucieux de se doter d’un petit vernis culturel en apprenant à leurs visiteurs que le Palais du Luxembourg hébergea une somptueuse collection de Rubens, les sénateurs ont-ils émis une quelconque protestation à l’encontre de la puérile provocation de Jan Fabre qui ne pouvait que perturber la déambulation des visiteurs du Louvre ? Ces derniers avaient-ils acheté un billet d’entrée pour voir des Rubens chahutés par des dalles déversées sur toute la longueur de la salle parquetée et entendre l’auteur de la supercherie se gargariser avec une confession inepte qu’il serait aussi incapable de développer que les petits marquis de la critique qui l’ont encensé ? « Difficile de s’en prendre à la liberté d’expression », répètent, démunis, nos responsables politiques, oubliant, comme par hasard, la liberté de ceux qui sont venus admirer les Rubens et qui se trouvent être doublement victimes, de l’imposture d’un plasticien et de la lâcheté des parlementaires.
Nos sénateurs n’auraient-ils pas dû, pour le moins, s’étonner que le Louvre puisse héberger pareille manifestation alors qu’existent déjà tant de lieux réservés à cet emploi suspect des deniers publics ? Auditionner quelques fonctionnaires impliqués dans l’organisation de cette manifestation n’eût sans doute pas été inutile. Votant chaque année le budget de la nation, les sénateurs n’examinent-ils pas celui des musées et notamment celui du musée du Louvre ? Hélas ! depuis des années, la droite sénatoriale se désintéresse de la question culturelle. Estimant qu’elle est du ressort de la gauche, elle s’est persuadée depuis longtemps que la question économique était la seule à même d’assurer la continuité historique du pays.
Pourquoi les sénateurs s’indigneraient-ils d’ailleurs de la profanation du Cycle de Marie de Médicis par un plasticien qui ira jusqu’à filmer, dans l’escalier de l’Hôtel de Ville d’Anvers, un « lancer de chats » (dont les blessures indigneront des associations qui porteront plainte) et qui, un peu plus tard, projettera en salle un concours de masturbation ? « Et la liberté d’expression ? Et la liberté de création ? » C’est le sempiternel argument d’une classe politique à la dérive.
En 2010, le jury de la Fnac de Nice accorda son « coup de cœur » à une photo représentant un jeune homme s’essuyant les fesses avec le drapeau français. Publiée dans un quotidien gratuit à des centaines de milliers d’exemplaires, la photo finira par faire le tour du monde. Jamais Lamartine n’aurait imaginé que nos couleurs pussent le faire entre les fesses d’un jeune homme labellisé par une enseigne qui se pique abusivement de culture. Tout cela déshonore notre pays et n’incite personne à témoigner de la considération pour ses dirigeants. Il n’y a bien sûr aucun rapport entre cette photo inqualifiable, l’attentat qui fera quatre-vingt-six morts sur la Promenade des Anglais le 14 juillet 2016 et le délitement du pays qui fera sortir des généraux de leur réserve en avril dernier !
Si le Président de l’Union des Français de l’étranger n’avait pas protesté depuis l’Espagne, aucun des sénateurs n’aurait bougé et dénoncé ce « coup de cœur » ignominieux. Il fallut en effet attendre deux mois pour que l’un d’eux, membre de l’UMP, se sente obligé, par une conscience qui n’était pas la sienne, d’interpeler le Gouvernement en séance publique. « Ce fait particulièrement grave m’avait échappé », déclara ce sénateur sous les quolibets de ses collègues socialistes [1] qui, eux non plus, ne s’étaient pas manifestés. Deux longs mois pour réagir devant un « fait particulièrement grave » quand on a trente-trois ans de mandat sénatorial derrière soi, c’est beaucoup ! Fausse indignation au parlement. Inquiétude dans les ministères. Décret élargissant le « délit d’outrage au drapeau ». Recours de la Ligue des Droits de l’Homme devant le Conseil d’Etat. Réponse de cette juridiction : ce décret « n’a pas pour objet de réprimer les actes de cette nature qui reposeraient sur la volonté de communiquer des idées politiques ou feraient œuvre de création artistique ». Comme au jeu de l’oie, retour à la case départ.
Les Français sont toutefois de moins en moins dupes. La petite chorégraphie parlementaire ne les impressionne plus. Tandis qu’un huissier change le verre d’eau, le sénateur monte prendre son tour en discussion générale, serre la main du Président assis au-dessus de lui, la retient un peu longuement pour montrer aux visiteurs assis en tribune qu’il est son familier, échange deux mots avec lui, ajuste ses deux petits micros à bonne hauteur, rassemble proprement ses feuillets sur le pupitre, balaie de son regard un hémicycle clairsemé. Il est stressé mais fait mine d’être à l’aise dans l’exercice : « Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues… », il lit un discours qu’il n’a pas toujours écrit, parfois qu’il découvre. Le projet de loi en discussion a conduit chaque orateur à dire un mot sur sa conception de l’assimilation, à en déplorer le triste échec, à s’en inquiéter.
Qui, parmi les sénateurs, a protesté contre le chaos de dalles funéraire au pied des Rubens ? Personne. Qui a protesté contre le Plug anal de McCarthy, ce moderne sapin installé place Vendôme à la veille des fêtes de Noël en 2014 ? Personne. « Si nous disons quoi que ce soit, on va nous reprocher d’être pour le retour de l’ordre moral », murmurait-on à la Commission des affaires culturelles du Sénat. L’« ordre moral », l’argument de la bêtise et de l’inculture ! En réalité, les parlementaires ne savent comment riposter. Des goûts et des couleurs… le beau poncif ! C’est la voie d’eau par laquelle s’engouffrent les âneries. La voie d’eau qui démoralise le pays et le fait sombrer. Et contre l’exposition Jeff Koons en 2008 au Château de Versailles, un sénateur a-t-il protesté ? Attention ! Un copain est derrière cette manifestation [2]. Il a été ministre de la culture, et il n’est pas seul ! Et contre le Vagin de la reine 2015 ? Et la scène de zoophilie géante devant le Centre Pompidou en 2017 ? Et les pneus de tracteurs dorés à la feuille d’or au pied de l’escalier de l’Opéra Garnier en 2019 ? Devons-nous accepter, sans rien dire, la veulerie des représentants de la nation ?
En 2013, le Grand Palais consacra une exposition rétrospective à Georges Braque à l’occasion du 50ème anniversaire de sa mort. Comment les sénateurs gaullistes ont-ils pu accepter qu’ait été écarté du catalogue l’éloge funèbre particulièrement émouvant qu’André Malraux prononça devant la colonnade du Louvre lors des funérailles nationales de l’artiste, comment ces parlementaires ont-ils pu tolérer cette censure ? Cet éloge qui, par ailleurs, éclaire magnifiquement le sens de l’aventure de l’art moderne aurait dû figurer dans l’anthologie réunissant en fin d’ouvrage des textes que les amis écrivains du peintre lui avaient consacrés. Comment les prétendus héritiers du gaullisme ont-ils pu accepter également que le commissaire général de l’exposition se soit permis d’écrire, à propos de celui qui autrefois fit tandem avec Picasso, que « son statut d’artiste officiel de la France gaullienne (le premier à bénéficier de son vivant d’une exposition au musée du Louvre qu’il venait de décorer) redoublé par les obsèques célébrées en grande pompe par le ministre de la Culture, André Malraux, lui avait indiscutablement porté ombrage auprès de la génération montante contestataire », comment ces parlementaires ont-ils pu accepter un dénigrement aussi gratuit ?Ce n’est ni de l’histoire ni de l’histoire de l’art. C’est de la part de ce commissaire, qui porte bien son titre, une prise de position « indiscutablement » politique qui n’a aucun sens et n’avait aucunement sa place dans le catalogue. Qu’avait donc à dire Georges Braque à un jeune artiste qui depuis la fin des années cinquante compressait des carcasses de voiture ou à un autre qui, quelques années plus tard, exposerait son urine sous les verrières du Grand Palais ? Qu’avait donc à dire l’ami de Paulhan et de Malraux à cette « génération contestataire » qui ne se reconnaissait de filiation qu’avec l’Urinoir de Marcel Duchamp.
Informés de cette atteinte portée à l’amitié qui liait Braque à Malraux et qui fut à l’honneur de la vie de l’esprit dans notre pays, informés de cette infâmie, les sénateurs « gaullistes » n’ont pas bougé. Comme à leur habitude, ils se sont tus piteusement. Valérie Pécresse, redevenue députée des Yvelines après l’échec de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle, aurait pu s’indigner. Son grand-père, le Docteur Louis Bertagna, neuropsychiatre réputé, résistant gaulliste de la première heure, fut le médecin et l’ami d’André Malraux. Sans doute n’a-t-elle pas été tenue au courant par ses collègues de la malveillance avec laquelle fut traité, dans le catalogue de l’exposition, l’ancien ministre d’État des Affaires culturelles. Mais de quoi parlent tous ces élus gaullistes quand ils se réunissent, se croisent ou déjeunent ensemble ? Comment peuvent-ils parler de la France, de son image et de sa place dans le monde, sans parler de sa culture et de celui qui, à la droite du Général de Gaulle, l’a portée si haut dans le concert des nations ? Comment peuvent-ils parler de la France sans exercer leur vigilance à l’égard de ce qui la menace, sans être attentifs à ce qu’elle a de plus fragile ?
En 2017, à quelqu’un qui lui parlait de L’Immaculée conception, un des plus beaux tableaux du Greco prêté par l’Espagne au musée Paul Valéry de Sète, et qui s’étonnait de ce sur quoi il venait de tomber gare Saint-Lazare, une sénatrice gaulliste répondit : « Allons… Greco aurait peut-être modeler cela aujourd’hui… qui sait… ». « Cela », c’était un gigantesque chien jaune citron en plastique assis devant l’immense affiche d’une demeure du XIXème siècle d’où sortaient par les fenêtres d’énormes fagots de branchages. Ce chien et cette affiche assuraient la promotion d’une exposition d’art contemporain organisée dans le département de la sénatrice. Précisons qu’André Malraux écrit à propos d’un détail de ce tableau reproduit dans L’Intemporel : « ces bouquets dont le Greco fait, comme par distraction, des buissons ardents. »
Mis bout à bout, l’indigence des arguments, les manquements à la clairvoyance et au courage, cela fait beaucoup pour des responsables politiques. Il est vrai que lorsqu’en juin 2018 « l’amicale gaulliste » du Sénat invita le sociologue Mathieu Bock-Côté à un dîner-débat pour parler du gaullisme et notamment du « concept central de nation », ça écoutait distraitement sous les lustres et les lambris dorés des salons de Boffrand du Palais. Ça bavardait gentiment. À ce niveau, une telle attitude trahit un manque préoccupant d’intérêt pour les questions touchant au devenir de nos sociétés démocratiques, à ce qui les déstabilise et en menace l’unité. Quel parlementaire gaulliste parle aujourd’hui de la France avec autant d’intelligence, de ferveur et d’inquiétude que cet intellectuel québécois ?
Cela fait des années que la droite a abandonné le terrain à l’imposture et à la puérilité. Qu’Anne Hidalgo, maire de Paris, refasse graver les plaques de l’Hôtel de Ville de Paris en écriture inclusive, c’est dans la logique de la décrépitude de la gauche. Mais que le Sénat, dont la majorité est, paraît-il, à droite et dont le Président se dit gaulliste, ait laissé passer en 2017 la rédaction d’une proposition de loi rédigée de cette manière, le fût-elle par une ancienne ministre de François Hollande, est lamentable.
Les faits dont nous avons parlé (il y en eut bien d’autres) ne sont pas des faits divers. Ce sont des révélateurs d’un processus en marche depuis longtemps. C’est à la destruction de la nation, à celle de l’école, à celle de l’esprit critique et du jugement, à celle de l’histoire et, avec elle, à celle du droit d’ouvrir des débats légitimes, que s’est employée la gauche depuis des années. Celle-ci n’existe plus. Aujourd’hui les mondialistes entendent prendre le relais en nouant des alliances objectives avec des minorités d’extrême-gauche animées par un puissant ressentiment anti-occidental. Et les parlementaires de droite ne donnent vraiment pas le sentiment d’être à la hauteur de cette situation inquiétante pour notre démocratie et, plus largement, pour notre civilisation.
Craignant que leur investiture ne soit pas renouvelée, qu’une présidence de commission, une vice-présidence, une questure ou toute autre charge dotée de ses avantages revienne à un collègue plus docile, les sénateurs n’osent pas protester contre les coups de boutoirs qui régulièrement ébranlent notre pays. Ils ferment les yeux, se réfugient dans le silence ou la mauvaise foi par peur de tout perdre. Ils renoncent à leur devoir de défendre la France et la spécificité de sa vocation, compromettant ainsi la possibilité et le sens même d’une politique d’assimilation.
[1] Le sénateur UMP Jean-Pierre Cantegrit NDLR.
[2] Jean-Jacques Aillagon
[3] La sénatrice UMP des Yvelines, Sophie Primas
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