La Main Sanglante
par Aimé MICHEL
Chronique n° 427 parue dans France Catholique − N° 2083 − 05 décembre 1986
Est-il utile de commenter encore un peu dans ce journal la rencontre de l’autre samedi entre chrétiens et communistes ? Sincèrement je ne le crois pas. C’est illusoire, c’est dérisoire, car tous ceux qui ont fait le geste d’acheter ce journal savent déjà à quoi s’en tenir. Mais parfois scripta volant, et qui sait ? Ces quelques lignes, le vent aidant, peuvent tomber sous les yeux d’un « communiste pratiquant », comme disait ma chère mère. Et puis je ne peux taire ce que j’ai sur le cœur.
L’on devait « discuter » lors de cette rencontre, sur le thème « Libéralisme ou Libération humaine » [1]. On devait s’interroger sur ce qu’il est possible de faire en France pour « endiguer l’offensive libérale tous azimuts » et sur les moyens de mobiliser les chrétiens dans un « rassemblement populaire qui..., sur une action populaire et démocratique que... ». On devait aussi tous ensemble, étudier la « libération du Tiers Monde », et peut-être même (je n’en sais rien et je n’ai aucune envie de la savoir, ayant moi-même été jadis, pendant et un peu après la guerre, un « compagnon de route » [2] assez quotidiennement engagé pour savoir par cœur toute cette sinistre dérision), et peut-être même, suprême farce, sur les « droits de l’homme ».
Premièrement et du fond du cœur, je déclare qu’il n’y a rien de commun entre le militant de base et la plupart des électeurs communistes, d’une part, et les chefs, sous-chefs et intellectuels aux ordres, d’autre part. Le militant communiste est un homme sincère, profondément malheureux et tourmenté, car il croit ce qu’il dit et ce que disent ses chefs et voit bien que la société française, à 90 %, rejette ce qu’il croit. Lui-même est rarement rejeté car son milieu professionnel le respecte. Pour persister à militer dans un milieu général hostile, il faut du courage, de l’abnégation, il faut avoir appris à endurer la brûlante blessure de se sentir rejeté, soupçonné de complicité intérieure avec les crimes du communisme international [3].
Le militant communiste français de base (je ne parle pas du petit permanent salarié) croit sincèrement qu’il travaille à l’édification d’un « socialisme à la française », c’est-à-dire conforme à l’image qu’il se fait de la tradition révolutionnaire française : la vraie liberté, l’égalité fraternelle, une « société juste ». Il est conforté dans cet espoirpar la vie politique interne de la base du parti, c’est-à-dire par la chaleureuse camaraderie des copains. La cellule est perçue comme un cocon maternel, l’endroit où enfin l’on se retrouve entre soi, loin d’un monde mauvais. Être exclu de la vie de la cellule, ou décider d’y renoncer, c’est une terrible épreuve spirituelle, maintes fois racontée. Il n’est pas étonnant que certains exclus du parti semblent fous (je ne nomme personne). Comment ne le seraient-ils pas, ayant à jamais perdu tout espoir de salut sur terre et ne croyant à aucun autre ?
Mais au-delà du militant de base, que l’on ne peut qu’aimer, il faut voir la réalité qu’il porte sur ses épaules, la plus sinistre de l’histoire avec le nazisme.
Un socialisme à la française ? A la française, ah, cela sonne bien en France. Et le militant de base est un vrai patriote, et l’a prouvé.
Mais, camarade, te crois-tu plus malin que les communistes des dizaines de partis étrangers qui tous (tous) ont clamé avant de prendre le pouvoir qu’ils voulaient faire un socialisme à la tchèque, à la roumaine, à la polonaise, à la chinoise, à la vietnamienne... voir la carte du monde ; qui tous ont essayé, souvent en y versant leur sang (voyez les barbudos et les bodoï), et qui tous, avec une terrifiante uniformité, ont fini en très peu de temps par établir le même système de barbelés, d’exécutions sommaires, de mouchards, de police, de goulags. Et grâce à la radieuse marche en avant du progrès, un monde de lavages de cerveau, d’hôpitaux psychiatriques, de micros omniprésents, de propagande belliciste, et finalement de guerre.
Car c’est une loi : partout où un PC prend le pouvoir, cela conduit bientôt à la guerre, et même pas à la guerre de « libération », cela c’est Napoléon, j’entends ce qu’il faisait imprimer dans ses journaux, non pas, non même pas, mais à la guerre entre pays communistes.
À part le Proche-Orient où la survie d’Israël et des Palestiniens pose un problème très particulier et les guerres de décolonisation, où et comment se sont produits tous les conflits depuis 1945 ?
À la frontière sino-soviétique ; à la frontière de la Corée communiste (invasion de l’autre Corée) ; à la frontière sino-vietnamienne ; à la frontière khmero-vietnamienne ; en Afghanistan ; en Pologne ; en Hongrie ; à Berlin Est ; aux frontières de l’Éthiopie communiste (dont l’horreur intérieure est indicible)... J’en passe ! J’en oublie ! La règle est que, dès que deux partis ayant réalisé leur « socialisme à la (...) » le peuvent, ils se font la guerre. Si l’un a l’espoir d’écraser l’autre, il le fait, appelant cela « libération ». Le Vietnam a libéré le Cambodge de l’atroce Pol Pot. Mais qui était Pol Pot ? C’est curieux comme on évite maintenant de rappeler que ce tueur fou commandant une bande de tueurs fous, c’était le parti communiste cambodgien et son chef, formé en France par le parti communiste français et même plus précisément par les intellectuels communistes français et notamment les enseignants. Pol Pot était, est toujours sans doute, un délicieux commentateur de Verlaine [4].
À la radio et à la TV, M. Roland Leroy [5] se récrie toujours noblement quand un écervelé rappelle devant lui qu’il y a toujours en 1986, en URSS, 73 goulags, et combien de millions de bagnards ? « Mais, dit-il, nous condamnons cela, qui n’a rien à voir avec le socialisme à la française de notre programme. » Pour le programme, soit. On ne va pas, dans un programme électoral, en France, promettre les barbelés, les camps de concentration, les exécutions massives, la police omniprésente, l’épuration permanente. Et même seriez-vous sincère, cher Monsieur Leroy, cela ne change rien à l’implacable universalité de votre système, qui peut commencer de cent façons mais ne connaît qu’une fin dont l’Union soviétique nous offre le glorieux modèle. Si vous êtes sincère, alors je regrette que vous n’ayez personne à prier, car vous serez l’un des premiers que votre chère machine broiera. C’est la règle que vous devriez connaître.
Le communisme, dans les pays libéraux, qui l’autre samedi dénonçait les « offensives tous azimuts du libéralisme », le communisme de promesse, utile jusqu’à la conquête du pouvoir mais alors aussitôt bafoué, c’est la fiancée de Landru : on la pomponne, on la caresse, on lui promet un radieux avenir. Et puis on lui prend le fameux aller simple pour l’Antichambre du Paradis : la cuisinière de Gambais.
Quelle différence objective y a-t-il entre le nazisme et le communisme ? [6] Ne me parlez pas des promesses : je vous les accorde sans discussion. Hitler fut un des 2 ou 3 grands criminels de l’histoire, mais il fut d’abord, chronologiquement, le misérable crétin qui annonça ce qu’il ferait : qu’il se débarrasserait des Juifs, qu’il conquerrait à l’Est son espace vital, etc. Il disait admirer Staline, le pauvre crétin. Il aurait dû mieux l’étudier. Qu’avait-il besoin de proclamer ses crimes futurs ? Il aurait dû le lire mieux, se rallier bruyamment au Komintern, promettre la libération des peuples opprimés, etc. Cela ne l’eût pas empêché d’occuper la Pologne, comme Staline, ni d’attaquer l’URSS, comme l’URSS fait à l’Afghanistan et comme elle a fait à l’Europe de l’Est, comme le Vietnam le fait au Cambodge et au Laos, etc. (voir ci-dessus). Autre différence : les tyrans non communistes finissent par crever. Ils ne sont pas immortels, comme le Parti. Pinochet crèvera un jour, j’en fais la facile prophétie. L’idiot ! Que n’a-t-il assassiné Allende après avoir adhéré à l’Internationale des armées libératrices, puis défenestré le traître social-démocrate, nouveau Mazaryk ? Le Chili serait maintenant, le reste étant égal, l’un des lieux de pèlerinage obligés des Tyrtées de la Libération des Peuples, tenant congrès avec des chrétiens béats [7]. Autre crétin historique, le grand Jean-Claude Duvalier, qui avait presque achevé l’« appropriation collective des moyens de production », mais ouvertement à son nom [8].
Il y a deux différences fondamentales entre les tyrannies de droite et celles de gauche. Celles de droite ne durent que la vie d’un homme et encore pas toujours ; et leur « appropriation du capital » ne porte pas le même nom. À droite, le capital n’est détenu que partiellement par une minorité, dite capitaliste. A gauche, il l’est intégralement, et aussi par une minorité certes, mais au nom du peuple dépossédé.
Mais à quoi bon rappeler tout cela ? Voilà un demi-siècle qu’on le répète en vain. Voilà 25 siècles qu’on le sait : relisez les lettres de Platon.
Le Sublime Bavard voulait bien d’un tyran, à condition qu’il traite avec un feint respect ses intellectuels, c’est-à-dire lui. Tout le reste est littérature.
« Fais ce que voudras », pourvu que les intellectuels, et même seulement certains d’entre eux, aient justifié d’avance tous les excès par de beaux mots bien hermétiques.
Les intellectuels ont le cou raide. Il s’en trouvera toujours quelques-uns pour objecter aux vessies présentées comme lanternes. Mais d’autres, leurs chers collègues, les ont depuis toujours catalogués : ce sont les ennemis du peuple.
Quoi de plus juste, puisqu’ils refusent les médailles distribuées par les commissaires du Peuple ? « Petits, petits, venez manger dans ma main sanglante... »
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