La Russie vue par les Occidentaux du "Cavalier de Bronze" au Mausolée de Lénine
Par Martin Malia
On l'avait beaucoup attendu, ce grand ouvrage, au point presque qu'on n'y croyait plus. Martin Malia en a eu l'intuition en 1962 et en a écrit une première version. Les idées y étaient déjà. Voilà vingt-six ans que les éditeurs disent aux futurs recenseurs : " Préparez-vous le livre sort " et ils trempaient leurs plumes dans l'encrier.Rien ne venait. Avec quelques happy few, j'ai suivi les cours qu'il donnait dans les années soixante-dix au Collège de France et à l'Ecole des Hautes études. Il arrivait avec une carte de visite et parlait deux heures sans une hésitation. C'était un beau spectacle intellectuel. Quand on expose devant vous un raisonnement historique, la réaction normale est de chercher le fait déviant qui n'est pas compris dans la théorie et qui la fait tomber. Avec Malia, c'était difficile, car le raisonnement était si bien fait, la théorie si mûre et si solide, que le fait devient allégué y trouvait sa place et contribuait à sa solidité. Pourquoi a-t-il tant tarder à publier? Parce qu'il est perfectionniste et que comme nous tous,il doit lutter contre diverses inhibitions qui ne l'empêchent pas de penser ni d'enseigner, mais le gênent pour écrire et plus encore pour publier. C'est un peu dommage, parce que ce qu'il avait découvert de si bonne heure et dans une foudroyante intuition de jeunesse, est passé petit à petit dans le savoir courant, grâce en grande partie à son enseignement. Mais c'est tant mieux,parce qu'il a eu tout le temps d'éprouver ses thèses avec ses étudiants et de les parfaire avec ses collègues. Il nous procure ainsi la distillation dernière de toute une vie d'historien. Tant mieux surtout, parce qu'il a eu la chance de connaître la fin de l'histoire, le terme normal du récit : la fin du communisme. C'est-à-dire la rentrée de la Russie dans le champ de l'histoire commune de l'humanité.
Qu'on me permette ici une digression. Il y a eu des gens pour se vanter d'avoir "prédit la chute du communisme". Il y avait un excellent homme, colonel de son état, qui la prédisait régulièrement pour la fin de l'année, vingt ans durant. Il a fini par avoir raison certes, mais à ma connaissance, aucun historien sérieux ne l'a imité, surtout pas Martin Malia, et voici pourquoi : ce n'est pas certaines choses ne devraient pas exister qu'elles ne s'incrustent pas dans l'existence pour une durée parfaitement imprévisible. Le régime communiste est une utopie qui s'est arrangée pour tirer de son utopisme même une recette indéfinie. La réalité a du mal à vaincre l'irréalité, la raison a du mal à mordre à l'absurde.
Ceux qui suivaient l'évolution de l'URSS voyaient bien que tout pourrissait, mais il n'y avait ni délai ni de limite fixes au pourrissement. Tout pouvait pourrir encore plus, encore plus longtemps. Il en va ainsi pour le dernier régime communiste pur, celui de la Corée du Nord. Je suis tout prêt à affirmer : il tombera. Je me refuse à dire quand, parce que les circonstances qui le maintiennent en survie peuvent durer et que nul historien sérieux ne peut déterminer lesquelles disparaîtront et quand. Le régime communiste aurait pu, aurait dû disparaître après la mort de Lénine, sous les coups de Hitler, après la mort de Staline, il aurait pu durer encore bien des années, avec la bénédiction occidentale après celle de Brejnev. Cela n'eut pas lieu, et les historiens peuvent dire pourquoi, mais après coup seulement ou bien ils ne sont pas des historiens. Les circonstances ont fait que Martin Malia a pu conduire son récit jusqu'à la date la plus significative pour la Russie et pour le monde, 1991. Il a pu donner à son récit la forme classique : decline and fall. Cela est une bonne fortune, car la logique auto destructive du système, qui existe de toute façon, est confirmée par l'événement.
Mais l'épisode communiste n'est pas central dans le projet de ce livre. Au contraire il est défini comme un accident explicable, mais accidentel tout de même dans l'histoire séculaire de la Russie. Le fil principal de l'ouvrage est de passer critiquement en revue les différentes conceptions aperceptions projections que l'Occident européen a nourries sur le pays qui entre dans son histoire au XVIIIe siècle. Le fait historique russe est donc pris de l'extérieur. Mais comme ces différentes conceptions sont liées à l'histoire de cet Occident à mesure qu'il les engendre, c'est finalement toute l'histoire du monde occidental en plus de l'histoire de la Russie en plus de l'histoire de la Russie qui est touchée et analysée critiquement. La visée du livre grossit comme un fleuve qui reçoit beaucoup d'affluents. Il commence modestement et se développe finalement en médiation sur l'histoire universelle moderne. En quoi il reproduit la propre carrière intellectuelle de son auteur. Un historien commence sa carrière en spécialiste, mais s'il n'est pas qu'un professeur c'est toute l'histoire qu'il finit par embrasser. Martin Malia a osé faire ce parcours et il nous livre un des livres les plus ambitieux qui soit. Son modèle, il l'avoue presque c'est Tocqueville. Il en a retrouvé le ton calme, le style pur et simple, l'extrême clarté de l'argumentation. Il a retrouvé cette densité qui fait que chaque page exige d'être lue lentement, parce qu'elle provoque l'esprit et impose la réflexion.
La thèse fondamentale est celle-ci. Il n'existe rien qui serait l'essence de la Russie ou encore comme on dit :, "La Russie éternelle", ou un couple ontologique et définitif Russie/Occident ou encore Russie/Europe. La Russie s'est présentée depuis trois siècles sous de multiples visages. Elle en a changé plusieurs fois. Il n'existe pas non plus d'entité stable qui serait l'Europe ou l'Occident. L'Occident est multiple. Il est plus souvent divisé à propos de la Russie. Le même pays au même moment fait réagir différemment l'Angleterre, l'Allemagne ou la Pologne. A l'arrière plan de cette thèse, se trouve une appréciation globale de l'épisode communiste. Est-il interprétable comme un avatar de la réussite invariable, ou est-il, comme le pense Malia, un accident qui a fait sortir la Russie d'elle-même et l'a, au sens étymologique, dévergondée? Malia vise évidemment un vieil adversaire intellectuel, remarquable historien de la Russie lui aussi, mais qui sous-estime à ses yeux l'importance disruptrice de l'idéologie communiste au profit des continuités historiques nationales : Richard Pipes.
La question doit être traitée historiquement et donc chronologiquement. Le découpage est facile. Quatre grandes périodes de Pierre le Grand aux traités de Vienne : de 1815 aux grandes réformes d'Alexandre II ; de 1856 au putsch d'Octobre; de 1917 à la chute du communisme en 1991. Chaque foi la Russie a pris aux yeux des Europes un visage différent.
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L'Occident et l'Enigme russe. Du Cavalier de bronze au mausolée de Lénine
Martin Malia
Après avoir magistralement rendu compte de La Tragédie soviétique (Seuil, 1995), Martin Malia entreprend ici d'élucider en profondeur une donnée constante de l'histoire russe: sa confrontation avec l'Ouest, sa volonté de répondre au défi de la zone Atlantique. Une réponse à retardement et souvent inappropriée. Ainsi, la Russie, après deux siècles de construction puis de libéralisation douloureuse de son ancien régime, tente en 1917 de passer d'un bond à un "socialisme" qui se veut plus avancé et démocratique que le "capitalisme" européen. Caricature tragique de la civilisation européenne qui a fasciné et mobilisé l'Occident pendant la majeure partie du XXe siècle.
Ce travail audacieux et brillant éclaire une réalité qui a longtemps tourmenté - en lui échappant - le regard occidental, et propose une perspective originale sur l'histoire de l'Europe dans son ensemble.
Martin Edward Malia
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