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lunes, 16 de octubre de 2017

Entre la Chine et la Russie une politique d’amitié à outrance


Le Schéma de la Conspiration russo-chinoise

par Alexandre Ular

La glorieuse campagne est close. Nos héros de Chine nous reviennent. Voilà la paix conclue. Mais l’Européen n’est jamais content : il y a des gens que cette paix inquiète. Un politicien remarquable prévoit qu’elle sera troublée par la lutte affreuse que « la civilisation aura à mener contre toutes les forces de la barbarie réunies ». Il oublie de dire de quel côté se trouve la civilisation, de quel côté la barbarie. Il ne s’est pas rendu compte qu’il y a là une question.
Eh bien, il n’y a pas là seulement une question, mais la question, la question primordiale, la question vitale, de quoi dépend le sort de l’Occident. Et c’est à sa solution que l’Occident vient de travailler, inconsidérément : il est, en effet, indéniable que l’entreprise occidentale, si crûment révélatrice des buts de notre civilisation, a rendu d’extraordinaires services tant politiques qu’économiques… mais à la politique du tsar, mais à la force économique de la nation chinoise.
Dans cette ténébreuse affaire, rien n’est accidentel. Le hasard, si souvent unique créateur de l’Histoire, est pour peu dans l’histoire chinoise des dix dernières années. L’Occident, qui a été berné, a été berné systématiquement. Voici comme.
Ce qu’on a accoutumé d’appeler la question chinoise provient de l’enchevêtrement de deux courants d’idées et d’énergie, qui différent par leur but et dans leur manifestation.
L’un : l’idée politique qui gouverne la Russie, — à savoir que la domination en Asie, et notamment dans la Chine septentrionale, peut seule donner à l’empire des tsars la solide base économique qui lui manque.
L’autre : l’idée économique qui gouverne le peuple chinois, — à savoir qu’une collaboration pacifique avec les Occidentaux n’est possible que sur le pied d’égalité absolue, égalité en dignité, en droit et en égards.
J’ai récemment établi que, au regard de la nation chinoise, la Russie ne saurait être assimilée à l’Occident, et j’ai déterminé aussi les faits caractéristiques qui ont inculqué aux Chinois l’idée que l’égalité est impossible entre eux et les Occidentaux. La cause de leur prétendue « haine de l’étranger » réside uniquement en la cynique violation du droit chinois par les conquistadores, marchands d’épices et marchands de dogmes, européens. Cette « haine » (dont je ferai plus tard l’historique) n’est devenue une force politique et nationale qu’à partir du moment où la politique russe a pu la combiner à sa propre méfiance à l’égard des Occidentaux en Extrême-Orient. Cette combinaison est un fait, et ce fait domine en ce moment la débandade des États européens.
Elle a été réalisée, peu à peu, de la façon suivante.
L’Empire russe n’a jamais eu une situation économique assez prospère pour qu’il pût se permettre des fantaisies politiques : la politique de conquête actuellement poursuivie par la Russie a pour but essentiel d’assurer une voie de communication plus rapide, plus sûre et à meilleur marché que la voie de mer, entre la Chine septentrionale et la métropole russe. La mer Baltique et la mer Noire fermées par la jalousie de l’Europe, l’Extrême-Orient seul peut devenir pour la Russie une source de richesse qui ne soit pas éphémère. Mais, de par des raisons économiques impitoyables, le drainage des immenses trésors de la Chine septentrionale ne sera pas possible à la Russie avant très longtemps : en attendant, elle se contentera donc de se réserver le monopole de ce drainage.
Voilà le principe de la politique russe. Il s’ensuivit tout naturellement entre la Chine et la Russie une politique d’amitié à outrance, utile à la Russie à plus d’un titre et favorable, d’abord, à l’établissement du grand chemin de fer, son idée fixe. On sait que le premier projet d’après lequel la route ferrée devait suivre la rive de l’Amour, impliquait un détour de deux mille kilomètres, à travers un pays enseveli sous la glace, pour aboutir ridiculement au terminus de Vladivostok. Mais ce projet ne visait qu’à leurrer les diplomates européens. Survint la guerre sino-japonaise, qui fut plutôt une guerre de la Russie contre l’Angleterre. La Russie qui, déjà, était forte de l’appui du clergé bouddhique, sauva la Chine par le fameux ultimatum de Masampo, évinça le Japon du continent asiatique et substitua au premier itinéraire le chemin mandchourien, avec terminus à Port-Arthur.
Et quand les puissances européennes, jalouses des succès russes, arrachèrent à la Chine de nouvelles concessions territoriales (Kiao-tchéou, etc.) la politique russe eut décidément pour auxiliaire, contre ses rivaux européens en Chine, la Chine même.
Le mouvement des boxers, suscité par le clergé bouddhique avec la complicité du gouvernement russe, fut d’abord rigoureusement antidynastique, voire nationaliste. La dynastie mandchoue a toujours été considérée par les Chinois comme une intruse ; les provinces où elle avait autrefois quelque popularité sont justement les provinces septentrionales bouddhiques qui dépendent du dalaï-lama et, par là même, de la Russie. La cession à bail des diverses colonies fut taxée de trahison. Pour faire dévier un mouvement qui pouvait devenir funeste à la dynastie, Touan (le père de l’héritier présomptif) en prit la direction. Il présenta les Occidentaux comme seuls responsables : c’est eux qui avaient, par la force brutale, contraint la dynastie à céder les territoires en question. La « haine de l’étranger », exaspérée par les basses pratiques des marchands, religieux et diplomates européens, conféra à l’argumentation de Touan une force irrésistible.
Ainsi, la Russie, qui avait créé le mouvement pour pouvoir ensuite se targuer d’avoir « sauvé la dynastie », réussissait à le dériver sur ses rivaux occidentaux et se trouverait en excellente posture pour assumer le rôle avantageux de sauveur de ses propres rivaux : elle pourrait donc prétendre à la reconnaissance de tout le monde.
L’intervention européenne devenait probable. En vue d’en infirmer l’efficacité, il y eut à Canton, à Pékin et à Lhassa de curieux conciliabules : la Russie aurait main libre dans les États tributaires, mais, d’autre part, elle se portait garante de l’intégrité de la Chine proprement dite. L’armée de Sibérie fut alors mobilisée (mars 1900), non pas contre la Chine, mais contre d’éventuels « alliés » européens. La situation était grave pour la Russie : les troubles éclatèrent un mois trop tôt ; le comte Mouravioff, violemment apostrophé par le tsar et son vieil ennemi Witte, s’empoisonna. Le grand télégraphe entre Pékin et la Russie par Hsingan et Kouldja fonctionna, pour ne plus s’interrompre. On craignit de devoir avouer la responsabilité de l’extraordinaire conspiration… Alors eut lieu un événement qui, peut-on presque dire, changea du jour au lendemain la face du monde : l’exécution populaire de l’ambassadeur allemand à Pékin, Ketteler.
Ce personnage détient la gloire posthume d’avoir ruiné sa patrie et consolidé la puissance mondiale des tsars. — Il mettait son orgueil à insulter aux mœurs chinoises. Ses confrères mêmes, et jusqu’aux missionnaires, avaient dû lui conseiller la modération. Des prédicants américains que je rencontrai en Mongolie (ils étaient en fuite), gens peu suspects de modération puisqu’ils avaient proposé de détruire Pékin et d’assassiner la famille impériale, le rendaient responsable du sort des Occidentaux. Dans quelles circonstances il fut victime de ses façons, — voici : Les grands fonctionnaires chinois, pour circuler aisément par les rues encombrées, prennent une escorte de domestiques qui, en formules consacrées, crient aux passants de faire place ; au besoin, ils bousculent quelque peu les gens du commun ; ces licteurs portent la massue. Ketteler imagina de simplifier le procédé. Il se faisait accompagner de quatre soldats qui, ne parlant pas chinois, remplaçaient les formules par de vigoureux coups de massue, et un Chinois qui me confirmait cette histoire pouvait ajouter : « À chaque promenade, il y avait une vingtaine de passants contusionnés gravement. » Au jour du danger, au lieu de rester au logis comme faisaient ses collègues, il voulut, dans sa manie d’ostentation, user de ses procédés habituels ; mais, dès longtemps, il était la bête noire de la foule : aussi l’écharpa-t-elle.
Pour la Russie, quelle heureuse fortune !
Cette suppression toute fortuite (le peuple pékinois avait prétendu frapper en Ketteler non pas le personnage « exterritorial et inviolable », mais l’individu dangereux à la sécurité publique) fut représentée comme l’assassinat délibéré et officiel d’un ambassadeur. L’immonde vanité nationale dont souffre l’Occident tout entier exigea une répression énergique. Une bestiale fureur secoua l’opinion en Allemagne. Or… le gouvernement russe connaissait l’âme chinoise.
Il savait que la puissance guerrière est tenue par les Chinois pourméprisable ; qu’ils assimilent les envahisseurs aux bêtes féroces ; que, selon la foi bouddhique, le soldat (et surtout l’officier, en tant que tueur professionnel) renaît animal carnassier ; bref, que l’expédition militaire en Chine, apparemment nécessaire, extirperait le reste d’estime que les Chinois avaient pour les Européens. La Russie ferait assumer la responsabilité des horreurs guerrières par son seul rival possible dans la Chine septentrionale : chance inespérée ! et l’on regrettait déjà d’avoir imputé à ce pauvre Mouravioff un concours de circonstances qui, maintenant, tournait au profit de la politique russe.
Affichant une noble fureur, se posant en nouvel Attila, l’empereur d’Allemagne donna, de vigueur, dans le piège. Guillaume, Waldersee et leurs subalternes devinrent l’épouvantail des Chinois. Et pendant qu’en Chine la tourbe occidentale ruinait le prestige civilisateur de l’Occident au profit du prestige russe, les « États tributaires », Mandchourie, Mongolie et Turkestan, furent tranquillement et savamment organisés sur le modèle du khanat russe de Boukhara. La construction du véritable chemin de fer transasiatique, celui du Baïkal à Kalgen, fut entreprise. L’état d’esprit de la Chine septentrionale fut dextrement travaillé et se manifesta favorable aux prétentions russes. Désormais, la dynastie mandchoue, sauvée par la Russie, et guidée tout ensemble par le clergé bouddhique et par le tsar, traite celui-ci presque en suzerain ; et toute manifestation économique de l’Allemagne dans la Chine septentrionale est rendue illusoire pour une série d’années.
Tel est le schéma des événements qui se sont produits. À première vue, il peut sembler paradoxal : — cela tient uniquement à sa nudité ; mais comment montrer en les quelques pages d’une revue le vaste ensemble des événements qui le feraient disparaître sous leur diaprure ? Il importait, du moins, de constater la marche générale des événements : car, encore une fois, l’affaire chinoise est rigoureusement cohérente et tout fait nouveau trouvera sa place, son explication et son sens dans l’ensemble des faits que ce schéma coordonne.
La collaboration de la politique russe avec les principes commerciaux (ou « haine de l’étranger » ) chinois a pour résultat, à l’heure actuelle, une simple défaite de l’Occident. Mais l’affaire, dans son ensemble n’est pas politique. La Russie poursuit des buts d’ordre économique, l’Occident a voulu faire de même, et la nation chinoise n’en n’a jamais eu d’autres.
Ainsi, la question réintègre son véritable domaine, mais dans des conditions complètement modifiées : et c’est à les modifier que tendait l’entreprise russo-chinoise.
Il est évident que le rêve des Occidentaux (et de leurs abominables petits singes, les Japonais) était de créer en Chine une espèce d’Inde. Mais ils s’y sont mal pris. (Il est permis de s’en réjouir comme Occidental, car la non-réalisation de ce rêve a pour effet de reculer l’échéance de la définitive catastrophe économique de l’Europe.) En effet, l’état d’esprit dans la Chine septentrionale est tel que, les hostilités actuelles terminées, les seuls Russes pourront se prévaloir de la bienveillance de l’estime et peut-être même de la confiance du peuple. Et, dans la lutte économique consécutive à la lutte militaire, c’est un facteur que ni le lustre militaire ni la peur de nouvelles violences ne déprécieront. On ne peut pas commercer avec qui ne veut ni vendre ni acheter. On ne peut pas occuper comme ouvriers des gens qui ne veulent pas travailler. À moins qu’on ne confère aux Européens, sous la protection (du reste inefficace) de leurs canons, le monopole de la vente de certains produits — et c’est impossible, — ou que l’on stipule (comme je ne sais quel capitaliste allemand l’a proposé) que le gouvernement chinois mettra gratuitement à la disposition des consulats européens un certain nombre de milliers de coolies qui libéreraient les civilisateurs du souci de payer leurs ouvriers, — à moins de recourir à des moyens irréalisables de par leur monstruosité, personne ne peut contraindre les Chinois à subir l’exploitation européenne sans leur offrir, tout ensemble, les moyens mêmes qui, à brève échéance, leur permettront de la remplacer par une exploitation chinoise.
La Chine, en effet, n’est pas une Inde ; on pourrait même dire : au contraire. Et la « mise en valeur » fût-ce d’une partie de la Chine d’après les principes économiques qui règnent en Europe serait, pour le peuple qui l’entreprendrait, la ruine sûre.
Encore que le « danger jaune » soit devenu un lieu commun, il importe de redire quelles seraient infailliblement les phases d’une « mise en valeur » de la Chine.
Dans une première période, on verra les capitaux européens et américains travailler en Chine à l’aide de machines et outils de même provenance, mais actionnés naturellement par la main-d’œuvre chinoise, qui est à bon marché : durant cette phase, la Chine pourra être un débouché excellent pour l’industrie occidentale ; mais seuls les grands capitaux bénéficieront de cet état de choses.
Dans une deuxième période, le capital européen travaillera en Chine avec l’outillage fabriqué en Chine même à des prix extrêmement modestes ; déjà le ricochet sur le marché et la production européens sera terrible ; mais, à ce moment encore, le capital employé sera très productif.
Dans une troisième période, ce sera le capital chinois, c’est-à-dire l’inépuisable force économique de ces immenses coopératives de production que la Chine a, dès longtemps, organisées, alors que l’Europe hésite encore à poser la question sociale, ce sera l’énorme capital des travailleurs mêmes qui se substituera au capital européen : la lutte du capital contre le travail organisé est vaine ; le déclin rapide et désastreux des États européens sera alors inévitable.
Dans une quatrième période enfin, ce seront les pays industriels actuels qui serviront de débouchés à la production chinoise, et la ruine européenne sera définitive.
Non, la Chine ne se militarisera pas : elle écrasera l’Europe par sa force civilisatrice.
Mais ce n’est pas tout. Ces considérations ne sont point que d’un intérêt théorique : elles ont pris place dans la pensée russe ; elles entrent dans le plan de la politique russe : elles sont la cheville ouvrière de la conspiration russo-chinoise.
La Russie est le seul pays « occidental » qui n’ait pas à craindre le ricochet d’une « mise en valeur » de la Chine. Il lui manque non seulement les moyens matériels de procéder à une telle entreprise, mais encore le mécanisme européen de la civilisation : le système capitaliste, au sens occidental, comme système social en général, n’existe pas pour le peuple russe. (C’est là, justement, la source de toutes les difficultés financières de l’Empire russe, lequel est pourtant bien obligé de jouer à l’État capitaliste en Europe.) La base du capitalisme, l’industrie, manque. Cette base, le rêve est de la créer en Chine. Et voici le projet en sa grandiose ampleur : accaparer le « danger jaune » au profit de la Russie ; se prévaloir des révolutions que comportent les quatre phases de ce danger pour écraser l’Occident, comme aurait fait la Chine ; bref imiter les grands empereurs mongols qui, eux aussi, savaient gouverner vingt peuples de langues différentes : posséder la Chine septentrionale non pas comme une colonie qu’on exploite, non pas comme un débouché où écouler les produits de la Russie, mais comme partie intégrante de l’Empire, comme centre industriel d’un empire qui, dans ses autres parties, ne sera jamais qu’agriculteur ; réaliser ce plan gigantesque de faire que le Tchili, le Chensi, le Chansi, le Kansou et le Szetchouen soient à la Russie ce que le département du Nord est à la France…
Et même en incorporant ces éléments au schéma de l’affaire chinoise, on na pas touché au plus grave de la question. Il faut, en effet, ajouter que ces mêmes idée sont devenues conscientes et effectuelles chez les Chinois mêmes, et que le monde jaune sait maintenant qu’il constitue l’inéluctable, l’affreux danger jaune. Plus que personne, les chefs élus des grands syndicats coopératifs se rendent compte de la véritable situation. Je pourrais citer de l’un deux des paroles bien topiques…
Et, tandis qu’une vile présomption basée sur l’ignorance voile aux gens d’Occident l’abîme où ils roulent, là-haut, sur la passe de Si-ouan-tsze qui domine Pékin et la Chine, le tsar, qui y construit ses forteresses, le Tsar, suzerain de la dynastie chinoise et du Dalaï-lama, pourra dire à ses chers alliés, à l’instar du surhumain Djinghiz-Khagan : " Jusqu’ici vous m’avez aidé. Je n’ai plus besoin de vous. Je tiens la clé du monde. »
On a créé le danger jaune et vert…
Alexandre Ular

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