Montebourg, Varoufakis, Corbyn et les autres… la “vraie” gauche est-elle de retour en Europe ?
Entretien avec Christophe Bouillaud
Invité ce dimanche 23 août par Arnaud Montebourg, l'ancien ministre grec Yanis Varoufakis appelle à une union des "progressistes" européens dans les colonnes du journal Le Monde, tout en accusant l'Allemagne de vouloir abattre le modèle d Etat providence français. Partout en Europe, émerge une nouvelle gauche, plus radicale, qui cherche à "renverser la table"
Atlantico : Au cours des derniers mois, plusieurs visages d'une nouvelle gauche sont apparus en Europe, comme Alexis Tsipras en Grèce, Jeremy Corbyn au Royaume-Uni, ou encore Pablo Iglesias en Espagne. En invitant Yanis Varoufakis à Frangy, Arnaud Montebourg tente de s'emparer également de cette nouvelle vague. Une bascule idéologique est-elle en cours au sein de la gauche européenne ? Si ces positions répondent à des électorats différents, qu'est-ce qui les rassemble ?
Christophe Bouillaud : On ne peut parler de "bascule idéologique" au sein des partis dominants de la gauche européenne, les partis socialistes et socio-démocrates, au sens de changement de ligne stratégique de ces derniers. Au contraire, la grande crise économique européenne engagée en 2008 les a tous vu suivre une ligne néolibérale et austéritaire de soutien sans failles au statu quo européen, qu’ils soient d’ailleurs au pouvoir ou dans l’opposition, qu’ils opèrent dans un pays membre de la zone euro ou non membre de la zone euro.
De fait, l’originalité de la gauche socialiste traditionnelle par rapport à la droite néolibérale et conservatrice de l’ouest du continent est vraiment devenue minimale ces dernières années sur les questions socio-économiques. Dans les tous derniers développements de la crise grecque, le SPD n’a ainsi pas été moins intransigeant avec le gouvernement Tsipras que la CDU. Cette attitude de repli sur le néo-libéralisme au nom du réalisme européen a amené certains de ces partis socialistes à l’écroulement électoral, comme le PASOK en Grèce ou comme le PvdA aux Pays-Bas dans une moindre mesure cependant. Le PS lui-même a subi, rappelons-le, de graves défaites aux élections intermédiaires depuis 2012, essentiellement parce qu’il a déçu son électorat qui a préfèré s’abstenir que soutenir les reniements pro-européens et néo-libéraux de F. Hollande. Face à cette situation, il existe de fait une interrogation aux marges des partis socialistes et socio-démocrates de l’ouest de l’Europe sur la pertinence de cette stratégie d’alignement sur la bienséance européenne.
De ce point de vue, Arnaud Montebourg, Jeremy Corbyn et Yanis Varoufakis se ressemblent effectivement beaucoup : ce sont des gens qui ont essayé, soit comme politicien de premier plan puis ministre, soit comme simple député, soit comme conseiller du Prince puis ministre, de faire évoluer leur parti respectif vers des positions moins néo-libérales, et de fait plus critiques vis-à-vis des politiques actuelles soutenues par les pays dominants de la zone Euro et de l’Union européenne. Ils ont échoué de fait jusqu’ici : la question de la possibilité de ramener le courant dominant du socialisme européen vers la gauche se pose donc à eux. Ils ont bien compris par contre qu’une partie de la base militante et électorale de la gauche socialiste n’est pas du tout en accord avec ce virage néo-libéral des partis socialistes. Ils cherchent donc à faire appel à cette dernière.
Si, par miracle, J. Corbyn venait à être élu à la tête du Parti travailliste, il est presque certain qu’il se heurterait pourtant rapidement à une révolte des élites actuelles du parti, qui sont, elles, engagées à 100% dans l’héritage blairiste. De même, A. Montebourg est toujours membre du Parti socialiste, bien qu’il y soit foncièrement minoritaire comme l’a montré le dernier congrès en date de ce dernier, et la réunion de ce week-end se fait toujours dans le cadre de ce parti. Par ailleurs, il existe des gens comme P. Iglesias qui se situent d’emblée en dehors du socialisme traditionnel et de l’extrême gauche de leur pays, et qui veulent constituer ex nihilo autre chose en partant de l’idée que les partis socialistes actuels sont fondamentalement devenus des machines de gestion du pouvoir d’Etat sans vraiment plus rien de socialiste dedans.
A mon avis, la différence entre les deux attitudes, en dehors des contraintes posées par le système électoral posées à l’émergence d’une nouvelle force politique dans les différents pays européens, tient à l’assimilation ou non du mot même de "socialisme" à celui de "corruption". Dans l’Europe du sud, le terme même de socialisme a été fondamentalement abîmé aux yeux de l’opinion publique par la tendance des élites socialistes à faire partie de toutes les combines possibles et imaginables.
De fait, en dehors de cet aspect, toutes ces forces émergentes aux marges du socialisme dominant se ressemblent effectivement par leur interrogation sur la zone euro et l’Union européenne. L’affaire grecque a démontré avec une violence symbolique terrible – avec un référendum tenu vraiment pour rien - qu’il était vraiment impossible de mener une autre politique que celle du "consensus de Bruxelles-Francfort –Berlin" dans un pays de l’eurozone. En effet, toute politique à visée un peu de gauche au sens traditionnel du terme est strictement interdite, seuls les aspects de stabilité financière comptent, et peu importe au fond le sort des populations concernées, elles doivent se contenter pour tout viatique d’avoir le privilège de rester dans la zone euro. Le troisième mémorandum imposé à la Grèce vient tout de même d’acter des politiques économiques qui vont entrainer encore de la récession économique dans un pays qui a déjà plus de 25% de chômeurs. Que faut-il de plus pour désespérer un militant de gauche ? L’autorisation du travail des enfants de moins de 10 ans ?
Il est en ce sens significatif de voir un Romano Prodi s’inquiéter de cette situation dans les pages du Monde. Cet économiste libéral, ancien président du Conseil italien, ancien président de la Commission européenne, était pourtant dans les années 1980-1990 classé à la droite de la gauche italienne et européenne ! Il avait d’ailleurs été en 1995 choisi en tant que catholique libéral et social comme leader de la gauche italienne pour contrer au centre le très libéral S. Berlusconi. Aujourd’hui, il a bien compris que le projet européen a dérivé vers une vision néolibérale, financière et austéritaire qui ne garantit en rien l’avenir économique et social du continent européen, et surtout qui laisse la place libre à tous les partis de droite extrême à vocation un peu sociale. S’il n’existe plus de possibilité de socialisme – au sens de protection des personnes en difficulté – au niveau européen, il risque bien de n’avoir plus que le « socialisme national » promu par les extrêmes droites.
Quelles sont les probabilités de voir un tel schéma se développer plus largement au niveau européen ? Quelles sont les thèmes qui permettent à cette dynamique de progresser. Dans quelle mesure la déception de la gauche "modérée" a-t-elle pu l'alimenter, et qu'apporte-t-elle de plus ?
La thématique principale qui fait progresser cette thématique, c’est le constat que l’Union européenne et les aspirations socialistes ne vont plus du tout de paire. L’équilibre à la J. Delors des années 1980 entre progrès social et libéralisation des marchés semble bien définitivement mort et enterré : le marché, les banques et la finance ont gagné par KO. Les politiques publiques promues par l’Union européenne et par les dirigeants des pays dominants de la zone Euro apparaissent donc comme foncièrement opposées au socialisme au sens traditionnel du terme d’une compensation par l’Etat des défauts du marché. Des anciens leaders de la gauche modérée, comme Romano Prodi ou Massimo d’Alema, lui aussi ancien président du Conseil italien, s’en rendent compte désormais. Les électorats aussi s’en rendent compte.
Il a certes toujours existé des critiques de gauche de la construction européenne – par exemple de la part des partis communistes -, mais ce qui est nouveau, c’est le doute qui se fait jour au sein des partis dominants de la gauche et de leurs électorats. Faut-il continuer imperturbablement sur cette voie ? Faut-il sacrifier les aspirations du présent et de l’avenir proche à un avenir de plus en plus incertain et lointain d’une fédération démocratique européenne ? Bien sûr, ce questionnement va sans doute amener tous les partis socialistes à tenir un discours plus critique vis-à-vis de l’Europe pour rassurer leur base. On va beaucoup entendre parler de la nécessité d’une "autre Europe" ou de "plus d’Europe en mieux". Je ne suis pas sûr que l’électorat s’y laisse encore prendre, mais cela apparaîtra comme la seule solution rhétorique possible.
En même temps, la gauche dans son ensemble est bien mal armée pour poser cette question de l’interaction entre aspirations socialistes et intégration européenne telle qu’elle est devenue en réalité : en effet, elle reste foncièrement internationaliste, et donc elle se veut européiste (ce qui constitue un lien fallacieux en un sens, puisque l’internationalisme pourrait aussi bien opposer la solidarité mondiale à l’égoïsme européen). Pour promouvoir une politique de rupture franche avec l’Union européenne (avec utilisation de l’art. 50) ou une sortie d’un pays de la zone euro, il lui faut donc faire un effort énorme de conceptualisation et de rhétorique. C’est un peu de nouveau la lutte de titans entre Staline, "le socialisme dans un seul pays", et Trotski, "la révolution mondiale".
Je ne suis pas sûr qu’un Prodi, un Montebourg, ou même un Varoufakis, à en croire son récent entretien avec le Monde, en soient à promouvoir l’indépendantisme de gauche pour leurs pays respectifs. Tous ces partisans d’une gauche renouvelée vont s’accrocher jusqu’au bout à l’espoir d’une "autre Europe". En Italie, le politiste Marc Revelli, soutien de la liste Tspiras aux Européennes de 2014, qui veut participer au regroupement de ce qui reste de la gauche italienne à la gauche du PD de Matteo renzi le dit bien dans un entretien avec Linkiesta : il faut absolument une autre Europe, sinon tout est fini et pour la gauche et pour l’Europe. Tsipras lui-même, malgré toutes les couleuvres qu’il a avalées depuis le mois de juillet, reste d’ailleurs sur cette position dans son discours de démission : il veut encore se battre de l’intérieur pour une "autre Europe".
Il est en effet très difficile de renoncer à gauche au rêve européen et d’en venir franchement à la promotion d’une voie socialiste dans un seul pays – ou simplement à la promotion des intérêts réels d’un pays périphérique de l’eurozone -, ce qui suppose de faire son deuil de l’Europe unie pour le prochain siècle. Il faut être un intellectuel très sûr de soi comme l’économiste Jacques Sapir par exemple pour commencer à passer la construction européenne par pertes et profits, et encore ce dernier plaide pour une "monnaie commune" à la place de l’Euro, ce qui est de sa part une douce illusion.
Sur ce point, les nationalistes ont très largement l’avantage : dire du mal de l’Europe et du bien de leur Nation leur est facile et naturel, comme pour Viktor Orban en Hongrie, ou Marine le Pen en France. Par ailleurs, il faut bien noter que la majorité des élites dirigeantes de ces partis socialistes, en dehors de ces quelques voix isolées dont il vient d’être question, sont tellement imprégnées de néolibéralisme et d’européisme qu’elles résisteront avec acharnement à tout changement de ligne politique sur ce point. Elles préféreront périr européennes que changer. De toute façon, elles ne sont pas très fortes en réflexion actuellement… sauf bizarrement quand elles sont à la retraite. La même question se pose d’ailleurs pour les écologistes européens : tellement pro-européens qu’ils auront beaucoup de mal à accepter que l’Union européenne puisse jouer contre l’écologie réelle dans les différents pays. Le traité de libre-échange de l’Union européenne avec les Etats-Unis sera sans doute fortement éducatif pour eux aussi.
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