sábado, 22 de febrero de 2014

Ukraine - Trois analyses complémentaires: la première russe, la deuxième ukrainienne, la troisième française.


Ukraine, pour essayer de comprendre


Alors que la situation en Ukraine continue à dégénérer (plus de 100 morts, des centaines de blessés), et que la désinformation émet à puissance maximale (Alexandre Adler au mieux de sa forme dans ce rôle, ce jour dans "C dans l'air"), nous vous proposons trois analyses complémentaires: la première russe, la deuxième ukrainienne, la troisième française. 
Celles-ci ont été exprimées lors d'un colloque sur la Russie à l'Institut de la démocratie et de le coopération, à Paris, le 4 février dernier.

  • La première est dûe à Madame Tamara GOUZENKOVA, directrice adjointe de l’Institut russe des études stratégiques (Moscou). Extrait.

"Il me semble que la faute principale a été commise juste après le sommet de Vilnius, lorsque le président ukrainien Ianoukovytch, peu intelligent, peu courageux, homme imprévoyant, refusa au dernier moment de signer l’Accord d’Association. Vous pouvez ne pas être d’accord avec moi, mais l’UE aurait dû dire dans cette situation que « si vous n’êtes pas prêt à signer cet Accord, allez-y, préparez-vous bien et lorsque vous vous sentirez prêt, nous signerons l’Accord en question ». Or, au lieu de cela, nous divisons aujourd’hui l’Ukraine. A mon avis, l’UE, la Russie et même les Etats-Unis doivent avoir le courage de reconnaître que l’Ukraine est à l’heure actuelle un pays qui ne peut pas être intégré, quel que soit le système d’intégration. Il est grand temps de laisser l’Ukraine tranquille et ne pas l’ennuyer avec toutes sortes de projet d’intégration. La Russie et l’UE doivent cesser leurs controverses au sujet de l’Ukraine et s’asseoir à la table des négociations.

En guise de conclusion. Il me semble que nous restons des spectateurs trop détachés de la politique réelle et que nous faisons trop confiance aux hommes politiques. Il serait grand temps que l’opinion publique de tous les pays concernés dise stopà cette politique, dont les créateurs ne font que lutter pour leur propre avenir. Nous avons tous vu ce qui s’est produit en Yougoslavie, en Afrique. Voudrions-nous que la même situation se produise aujourd’hui en Ukraine ?"

Mentionnons au passage que, pour un pays que d'aucuns imaginent comme étant encore l'empire des Soviets, la numéro 2 d'un tel institut semble avoir une certaine liberté de ton, ...

  • La deuxième est de Rostyslav ICHTCHENKO, président du Centre du Centre d'Analyse et de Pronostique (Kiev). Extrait. 

"A l’heure actuelle, la situation est telle qu’il est tout à fait évident que les deux parties de l’Ukraine seront séparées et tout le monde comprend que c’est pratiquement inévitable. La seule question à se poser, ce n’est pas quand la vraie séparation se réalisera, mais où passera la frontière entre deux parties de l’Ukraine. Je conçois que ni l’UE, ni la Russie n’ont d’intérêt à voir à la place de l’Ukraine actuelle deux voire plusieurs états, mais je ne vois absolument pas comment ils peuvent éviter cette situation."

  • La troisième est de David TEURTRIE, chercheur au Centre de recherches Europes-Eurasie de l'INALCO. Long extrait ci-dessous car c'est certainement l'intervention la plus éclairante et la plus complète (car elle n'avait pas besoin des délais de la traduction).

"Je pense que ce moment est très important parce que cela illustre bien que l’UE n’a malheureusement pas de politique indépendante vis-à-vis de ces espaces et que, dans l’espace euro-atlantique elle se pense comme un espace quasi-périphérique. Elle est dans une situation de conflit permanent avec la Russie, ce que n’est pas dans l’intérêt des Etats européens. L’Europe des nations, voire l’Europe de Bruxelles, a intérêt de s’entendre avec la Russie.

Venons-en à cet Accord d’Association. La proposition faite à l’Ukraine a été, comme je l’appellerais, une stratégie perdant-perdant. Pourquoi? L’accord correspondait à la mise en place d’une zone de libre-échange entre l’UE et l’Ukraine. Mais cette zone de libre-échange était très défavorable pour l’Ukraineparce qu’elle ouvrait le marché ukrainien aux produits européens et elle entrouvrait le marché européen aux produits ukrainiens qui ne sont en majeure partie pas concurrentiels sur le marché occidental. Nous voyons donc que l’avantage est assez peu évident pour l’Ukraine. Pour simplifier, l’Ukraine prenait sur elle tous les désavantages de cette libéralisation du commerce avec l’UE et ne recevait aucun avantage. On fait souvent la comparaison avec la Pologne. Mais le voisin occidental de l’Ukraine est un pays-membre de l’UE à part entière qui a reçu des sommes considérables pour moderniser son économie et son industrie.

C’était donc un accord qui a priori était désavantageux pour Kiev parce que l’UE ne se donnait pas les moyens de le rendre avantageux. S’il y avait des financements ou des programmes véritables d’aide de la part de l’Europe, l’accord aurait pu être bénéfique.

De même, l’accord était désavantageux pour la Russie parce qu’il s’agissait de la volonté d’isoler la Russie sur la continent européen. De surcroît, l’Ukraine a été pensée comme une zone de passage des produits européens vers le marché russe, car la Russie et l’Ukraine ont déjà créé une zone de libre-échange au sein de la CEI. Pour simplifier, l’Europe voulait utiliser l’Ukraine pour réexporter les produits européens vers la Russie sans que cette dernière soit associée à cet Accord.

Ce qui est le plus curieux dans cette affaire est que l’Accord en question était aussi bien désavantageux pour l’Europe. Une Ukraine qui subit des rétorsions russes, qui doit payer son gaz à la Russie au prix fort, c’est un pays qui s’appauvrit à grande vitesse, qui voit son industrie se décomposer, ce qui se fait d’ailleurs depuis des années dans le contexte de rapprochement avec l’UE.

Rappelons que l’Ukraine a eu le niveau de développement à peu près équivalent à la Russie et à la Biélorussie. Avant la chute de l’URSS, elle était une république développée. A l’heure actuelle,l’Ukraine est un des Etats les plus pauvres sur le continent européen avec un PIB par habitant deux fois inférieur à celui de la Biélorussie et trois fois inférieur à celui de la Russie. Les périodes de tensions russo-ukrainiennes sont évidemment très négatives pour Kiev.

Lorsque nous voyons ce tableau ukrainien dans son ensemble, nous nous disons que la solution est la suivante: pour élargir son marché vers l’est, l’UE doit négocier l’instauration de la zone libre-échange avec l’Ukraine et la Russie à la fois. Rappelons que la Russie est un partenaire économique autrement plus important de l’UE que l’Ukraine.

La logique, jusqu’à présent officiellement proposée par l’Union européenne, n’est pas du tout économique, mais purement géopolitique et renvoie à des intérêts qui ne sont point ceux de l’Europe dans son ensemble.

Revenons sur des aspects plus politiques, par exemple, sur l’attitude des capitales européennes et des Etats-Unis à l’égard de l’Ukraine. On est frappé de constater que les représentants de l’UE négociaient pratiquement jusqu’à la fin de 2013 avec Ianoukovytch et avec son équipe la signature de l’Accord de l’Association. Le président ukrainien était tout à fait respecté comme un vrai partenaire. A partir du moment où celui-ci prend une « mauvaise décision », qui reste une décision souveraine, on a un soutien ouvert à des tentatives de renversement du gouvernement, parce que le gouvernement légitime a reporté la date de la signature de l’Accord. Pour les relations internationales, cela est plus qu’étonnant, car nous sommes sur le continent européen, rappelons-le, et non pas dans une des ex-colonies de l’Afrique du Nord où on en serait malheureusement un peu moins étonné d’une telle attitude.

Les alliés des Occidentaux dans cette situation sont assez particuliers. On a des groupes de la droite et de l’extrême-droite ukrainiennes qui sont racistes et antisémites. Je suis un lecteur assidu de notre journal de référence Le Monde, que je consulte chaque jour. Or je n’y ai vu absolument aucune mention qu’une partie importante des mouvements sur Maïdan sont des mouvements xénophobes. Du bout des lèvres on admet éventuellement que certaines composantes sont extrémistes. C’est d’autant plus frappant quand on pense que les gens, qui manifestent dans les rues en France sur des sujets de société qui intéressent une grande partie de la population française, sont, eux, traités d’extrémistes.

Si on continue la comparaison, imaginons un instant que les familles de dimanche dernier qui manifestaient (LMPT du 2 février, NDPC), ait eu la moindre volonté de s’approcher de la Mairie de Paris comme d’un symbole de la politique actuelle. Vous imaginez la réaction des autorités… On est dans une situation où le discours vis-à-vis d’un Etat européen comme Ukraine est en décalage absolu avec ce que les autorités occidentales font chez elles. Autres alliés des occidentaux dans cette affaire, dont on parle moins, ce sont les oligarques ukrainiens. Il y a des oligarques ukrainiens qui sont bien évidemment proches du pouvoir russe et qui ont de gros intérêts avec la Russie. Il ne s’agit pas de mettre tout le monde dans le même sac. Cependant, pourquoi Ianoukovytch, qui a été élu sur le programme du rapprochement des relations avec la Russie, a décidé de négocier pendant plusieurs années un accord avec l’UE, alors qu’en même temps il subissait des pressions de la part de la Russie? A priori parce que derrière lui des intérêts d’économiques puissants désiraient l’ouverture, et pas l’ouverture pour le développement économique de l’Ukraine, mais l’ouverture pour la légalisation de « business », comme on dit dans ces pays, donc de leurs intérêts économiques en Occident. Car les oligarques ukrainiens, comme la plus part des oligarques, ont placé la majeure partie de leurs fortunes dans les banques occidentales et sont très sensibles à la moindre pression venant de l’Occident."

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