jueves, 25 de noviembre de 2021

Face au raidissement russe, l’Europe et l’Alliance atlantique restent divisées.

Crises aux marges de la Russie : que veut Poutine ?

par Bruno Tertrais


La Russie masse des troupes aux frontières de l’Ukraine, la Biélorussie envoie des centaines de migrants vers celles de la Pologne et de la Lituanie. Ces deux événements sont-ils liés ? Oui, bien sûr, même s’il ne s’agit ni d’un "complot russe" ni même, sans doute, d’une stratégie parfaitement calculée.

Qui se souvient qu’il y a trente ans, le 8 décembre 1991, l’accord de Belovej - conclu justement au milieu de la forêt biélorusse - avait juridiquement mis fin à l’existence de l’Union soviétique ? M. Poutine, certainement. On le sait : il n’a jamais vraiment accepté l’éclatement de l’URSS, et considère que la Biélorussie et l’Ukraine doivent rester sous la coupe de Moscou, maîtresse de "toutes les Russie".

Dans le Donbass ukrainien, le front reste actif, et voit même désormais l’usage de drones armés de part et d’autre. Depuis deux mois, Moscou a par ailleurs renforcé sa présence aux frontières de l’Ukraine à la suite d’exercices. Elle l’avait déjà fait au printemps dernier, en se retirant ensuite, mais en laissant des matériels lourds dans les zones mitoyennes, signalant ainsi qu’elle pourrait rapidement lancer une offensive majeure si elle le souhaitait. Aujourd’hui, plus de 100 000 hommes sont massés autour de l’Ukraine. Jusqu’à une date récente, Kiev ne s’inquiétait pas outre mesure. Mais sans doute convaincus par le renseignement technique fourni par les États-Unis, les services ukrainiens n’hésitent plus à envisager le scénario d’une offensive militaire, qu’ils estiment tout à fait possible début 2022.

Pour ne rien arranger, Moscou a procédé le 15 novembre à un test de tir antisatellite - soit la destruction délibérée, par un missile balistique, d’un vieux satellite russe.
Les services ukrainiens n’hésitent plus à envisager le scénario d’une offensive militaire, qu’ils estiment tout à fait possible début 2022.
En parallèle a eu lieu, comme on le sait, une brusque escalade des tensions à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne. Cela faisait maintenant des mois - depuis que Minsk a été sanctionnée après le détournement spectaculaire de l’avion d’un opposant au-dessus du territoire lituanien - que le Président Loukachenko, frauduleusement réélu, jouait à ce jeu. Il a décidé début novembre de passer la vitesse supérieure en convoyant des centaines de Syriens, Irakiens, Afghans et Yéménites vers l’Europe, jusqu’à leur fournir de quoi couper les barbelés frontaliers, voire en les ouvrant directement.

Si Moscou n’a sans doute pas délibérément créé cette deuxième crise, le Kremlin s’est tout du moins abstenu de décourager le Président biélorusse d’agir de la sorte. Les relations entre les deux dirigeants sont quasiment fusionnelles, le maître de Minsk étant désormais l’obligé de Moscou. Le 4 novembre, les deux pays ont d’ailleurs décidé de renforcer leur "union d’États" et le soutien de M. Poutine à son homologue biélorusse est indispensable. Des exercices militaires conjoints ont eu lieu en septembre, et des bombardiers russes sont venus patrouiller le ciel biélorusse. Le discours tenu par Moscou et Minsk à propos des événements frontaliers est d’ailleurs le même : sans aucune pudeur, les pays européens sont accusés d’avoir provoqué les migrations par leurs interventions militaires, de ne pas être fidèles à leur tradition d’accueil, et même de préparer une attaque contre la Pologne.

Que veut le Kremlin ? Comme à l’accoutumée, tester les Occidentaux, les déstabiliser et faire pression sur eux. Mais la situation pourrait être plus grave.

Lors d’une réunion du Conseil de politique étrangère du 18 novembre, M. Poutine a évoqué l’assistance militaire occidentale à l’Ukraine, ainsi que des exercices de l’OTAN et la présence de défenses antimissiles (conçues pour intercepter des missiles venant du sud et non de l’est). Si cette vision participe d’une certaine paranoïa, il est probable que le Kremlin voit de plus en plus l’Ukraine comme "un porte-avions occidental stationné juste en face de l’oblast de Rostov" et les activités des pays de l’OTAN - Turquie comprise - dans la mer Noire comme un motif de préoccupation.
Il est probable que le Kremlin voit de plus en plus l’Ukraine comme "un porte-avions occidental stationné juste en face de l’oblast de Rostov".
Mais M. Poutine a aussi accusé l’Ukraine, avec la complicité de la France et de l’Allemagne, de ne pas respecter les accords de Minsk-2 visant à régler le problème du Donbass, et exigé des "garanties de long terme qui assurent la sécurité de la Russie", reprochant aux pays occidentaux de ne pas tenir compte de ses "lignes rouges" ; et justifié, de ce fait, le maintien d’un "état de tension".

Le même jour, le ministère russe des Affaires étrangères a publié la correspondance des dernières semaines entre Paris, Berlin et Moscou sur l’Ukraine. Sur la forme, le geste est fort peu diplomatique et laisse mal augurer de la volonté de Moscou d’aller de l’avant. Sur le fond, il confirme que la Russie exige des conditions inacceptables à la poursuite du dialogue, telles que la nécessité pour Kiev de traiter directement avec les "dirigeants" des régions sécessionnistes, tout en refusant, bien sûr, l’accès des observateurs de l’Organisation sur la coopération et la sécurité en Europe (OSCE) à ces régions. Sans oublier de se présenter comme un facilitateur - et non comme un acteur - du conflit…

Comme à l’accoutumée - et c’est déjà une victoire pour M. Poutine - les experts se perdent en conjectures sur les intentions russes.

L’hypothèse la plus probable est celle d’une stratégie de la tension destinée à obtenir des concessions. Le Kremlin se sent à la fois plus fort politiquement à l’intérieur, du fait du "succès" des élections législatives de septembre et de l’envolée des prix de l’énergie, et plus faible militairement à l’extérieur, du fait du rapprochement constant de Kiev avec les pays occidentaux. Ce qui est nouveau, c’est que Moscou semble avoir renoncé à une solution diplomatique à la question du Donbass sur la base des accords de Minsk-2 - ce qui l’amènerait à rechercher un nouvel arrangement en parallèle avec une neutralisation politique et militaire de l’Ukraine, ainsi bien sûr que l’allègement des sanctions qui pèsent sur la Russie. Moscou suggère d’ailleurs explicitement qu’elle compte bien sur la France pour réorienter la politique russe de l’UE lors de sa présidence du Conseil de l’Union (janvier-juin 2022).
Moscou semble avoir renoncé à une solution diplomatique à la question du Donbass sur la base des accords de Minsk-2.
La deuxième hypothèse est plus troublante: la Russie envisagerait sérieusement une nouvelle offensive majeure suivie, pourquoi pas, d’une nouvelle annexion de territoire ukrainien. Elle aurait perçu les États-Unis comme trop préoccupés par la Chine et désireux de "neutraliser le front russe" pour être un obstacle. La visite d’une importante délégation menée par le directeur de la CIA, M. Burns, début novembre a peut-être ainsi été interprétée comme un signe de faiblesse malgré les intentions de Washington.

Tout comme la décision américaine, en mai dernier, de ne pas sanctionner l’Allemagne du fait de la construction du gazoduc Nord Stream 2, qui vise à contourner le territoire ukrainien. La suspension par l’administration allemande, la semaine dernière, de la certification du gazoduc - décision presque certainement non liée au contexte géopolitique actuel - a peut-être en revanche été interprétée à Moscou comme un nouveau geste inamical des Européens.

Les deux scénarios ne sont évidemment pas incompatibles, et M. Poutine, qui n’est pas un stratège mais a une vision et est doué d’opportunisme, pourrait très bien garder plusieurs fers au feu. Et si le scénario d’une brusque escalade militaire n’est pas le plus probable, il serait désormais irresponsable de ne pas le prendre en compte. D’autant que la Biélorussie serait, dans cette hypothèse, appelée par le Kremlin à redoubler de pression sur ses voisins polonais et balte.

Face à ce raidissement russe, l’Europe et l’Alliance atlantique restent divisées. Le Président bulgare, qui vient d’être réélu, déclare que la Crimée est russe. De leur côté, dans une déclaration plus musclée qu’à l’accoutumée, la France et l’Allemagne ont averti le 15 novembre que "toute nouvelle tentative de porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine aurait de graves conséquences". Tandis que le Secrétaire général de l’OTAN brise de manière inattendue un tabou en suggérant pour la première fois que l’engagement pris par les alliés en 1996 de ne pas stationner d’armes nucléaires à l’Est de l’Europe pourrait tomber si le nouveau gouvernement allemand renonçait au "partage nucléaire", c’est-à-dire à contribuer directement, via l'emport d’armes nucléaires américaines par ses chasseurs-bombardiers, à la dissuasion commune.

Cette double crise s’imposera volens nolens à l’agenda de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, à la fois sous l’angle des relations avec le voisinage de l’Europe et - surtout - de celui de l’immigration et de la politique d’asile. On le sait, ces sujets se sont déjà invités dans la campagne présidentielle. Certains candidats voient dans le "dialogue avec la Russie" la solution naturelle. Ce dialogue est pourtant constant et montre qu’avec M. Poutine, une seule voie est réaliste : celle de l’épreuve de force.


Bruno Tertrais est directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, le principal think-tank français sur les questions de sécurité internationale. 
  • Juriste et politiste de formation, il a obtenu son doctorat sous la direction de Pierre Hassner. 
  • Après avoir travaillé à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, il a été en poste au ministère de la défense et à la RAND Corporation, et a rejoint la FRS en 2001. 
  • Il a été membre des Commissions du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale en 2007-2008 et 2012-2013. Collaborateur aux travaux de l'Institut Montaigne depuis 2017, il a notamment publié pour l'Institut "Le défi démographique" (2018). Derniers ouvrages parus : L'Atlas des frontières (Les Arènes, 2016, Prix de la Société de Géographie) ; Le Président et la Bombe (Odile Jacob, 2017, Prix du Livre géopolitique) ; La Revanche de l'histoire (Odile Jacob, 2018) ; Le choc démographique (Odile Jacob, 2020). Il publie deux fois par mois dans L'Express une chronique intitulée "Le Regard du stratège".

Lire la suite  -  Source: www.institutmontaigne.org

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