sábado, 2 de diciembre de 2017

Comment expliquer l'engagement de Lénine dans le mouvement révolutionnaire russe dès la fin des années 1880?


Il y a 100 ans, Lénine inventait le totalitarisme


«On a souvent considéré que Lénine était sorti comme un lapin d'un chapeau en 1917. C'est exactement le contraire : son long parcours est fondamental pour comprendre la prise du pouvoir»

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LES ARCHIVES DU FIGARO - Dans Lénine, l'inventeur du totalitarisme, Stéphane Courtois met en lumière la continuité parfaite entre l'itinéraire révolutionnaire de Lénine et la mise en œuvre d'une politique terroriste dès 1917. Geoffroy Caillet, rédacteur en chef du Figaro Histoire, revient avec lui sur son rôle dans la révolution russe.


Stéphane Courtois a le sens des anniversaires. Après Le Livre noir du communisme, phénomène d'édition en 1997 vendu à plus d'un million d'exemplaires, qui jetait une lumière inédite sur les crimes du communisme, l'historien publie, pour le centième anniversaire de la révolution bolchevique, Lénine, l'inventeur du totalitarisme.

À rebours des idées encore largement répandues (Lénine n'instaura la terreur que sous le poids des circonstances ; le régime qu'il mit en place n'avait rien à voir avec celui promu par Staline après lui), cet ouvrage salutaire montre à quel point le long parcours de révolutionnaire de Vladimir Ilitch Oulianov explique fondamentalement son action politique.

Habité d'un «délire logique», Lénine s'est au fond borné à appliquer à la lettre en 1917 ce qu'il avait écrit et théorisé dès les premières années de son engagement. Au fil de ces pages, qui scrutent magistralement l'évolution de Lénine à travers les événements de sa vie, ses écrits et ses déclarations, c'est toute la nature et le sens d'un itinéraire qui s'éclairent, la continuité absolue entre le discours révolutionnaire et l'acte performatif qui se donne à voir.

Comment expliquer l'engagement de Lénine dans le mouvement révolutionnaire russe dès la fin des années 1880?


Comme souvent chez les révolutionnaires, on trouve chez lui des traumatismes personnels: des accidents de la vie, parfois banals, mais qui, chez ces personnages, prennent une dimension tragique et suscitent des réactions qui mènent à l'engagement révolutionnaire. En l'occurrence, le père de Lénine - qui avait été anobli par le tsar - meurt brutalement d'une attaque cérébrale en 1886, alors que Vladimir Ilitch n'a que 15 ans et demi. L'année suivante, son frère aîné, Alexandre, brillant étudiant impliqué dans des cercles révolutionnaires, est pendu pour avoir préparé des bombes dans un projet d'assassinat visant Alexandre III. Dès lors, la famille Oulianov, traitée en paria par la bonne société de Simbirsk, subit un déclassement, que Lénine va transformer en un déclassement sublimé, contre la société et le pouvoir. Un engrenage s'enclenche.

On a souvent considéré que Lénine était sorti comme un lapin d'un chapeau en 1917. C'est exactement le contraire: son long parcours est fondamental pour comprendre la prise du pouvoir par les bolcheviks en Russie, et je consacre les deux tiers de ce livre à montrer en quoi consiste un itinéraire de radicalisation révolutionnaire, partagé plus tard par les Castro, Mao, Pol Pot, avec les dégâts gigantesques que l'on connaît. Or, le marxisme seul ne suffit pas à expliquer cet itinéraire. Le ressort psychologique est déterminant. Beaucoup plus profond, il est fait de violence, de ressentiment, de haine, qui, dans le cas de Lénine, se déverseront vingt ans plus tard de façon extraordinairement violente, spécialement contre les Romanov, qu'il donnera personnellement l'ordre d'éliminer.

Reçu avocat haut la main en 1892, Lénine aurait pu faire une brillante carrière. Mais, dès ce moment, il choisit de s'engager sur la voie radicale, refusant de mener une vie normale, à une époque où il ne s'intéressait pourtant pas du tout aux questions sociales. À partir de 1900, il séjourne dans toute l'Europe, de la Suisse à l'Allemagne, de l'Angleterre à la Finlande, de la France à la Pologne, et à l'exception de quelques mois lors de la révolution de 1905, ne remettra pas les pieds en Russie avant 1917. Caractéristique de la pensée révolutionnaire, sa plongée à partir de 1905 dans la clandestinité a fait le reste: coupé de la société russe, il s'est enfoncé dans une rhétorique implacable, excitée par sa mégalomanie et un hypernarcissisme.

Qui sont ses maîtres à penser dans le chaudron révolutionnaire qu'est la Russie de la fin du siècle?

Comme intellectuel, Lénine a besoin de nourrir et de légitimer son processus de radicalisation. Il va donc chercher des inspirateurs. Au début, il se tourne vers des auteurs russes, car il ne dispose pas encore des réseaux clandestins qui lui permettraient d'accéder à certains ouvrages étrangers. Le premier est Tchernychevski, père fondateur du communisme russe avec son roman Que faire? (1864), dont Lénine s'est littéralement imprégné et qui lui inspirera le titre de son ouvrage homonyme. Dans ce livre, il découvre l'utopie sociale (l'idée de faire disparaître l'ancien monde et de faire émerger une société parfaite) et «l'homme spécial», soit le modèle du révolutionnaire prêt à tout. Il se plonge aussi dans le Catéchisme du révolutionnaire (1871) de Netchaïev, vade-mecum du révolutionnaire professionnel, qui proclame que celui-ci doit se préparer à tuer et à être tué, et que les plus grands révolutionnaires russes sont les bandits. Le duo formé par Tchernychevski et Netchaïev est intéressant car le premier est un membre de l'intelligentsia et le second sort du bas peuple: on a là la silhouette à venir du couple Lénine-Staline.

À ce stade, on est encore dans le cadre de révolutionnaires romantiques, à base de révolte, d'utopie et d'héroïsme. Mais Lénine découvre ensuite Plekhanov, l'introducteur du marxisme en Russie, puis Marx et Engels. Là intervient le changement car, à un intellectuel comme Lénine, Marx propose une séduisante vision «clé en main» du monde et de sa marche. En bref, une idéologie. La bourgeoisie a fini son cycle, le prolétariat entame le sien, le seul horizon est la lutte des classes: il y a là quelque chose d'extrêmement rationnel, qui séduit l'appétit de délire logique de Lénine. Car si vous acceptez la thèse de la lutte des classes, il faut accepter le reste, quand bien même la montée en puissance de la démocratie dans toute l'Europe infirmerait cette thèse. Lénine trouve ainsi chez Marx des éléments de légitimation non plus moraux mais pseudo-scientifiques.

Quand Lénine rentre en 1900 de son exil, d'ailleurs très doux, en Sibérie, où il avait été envoyé trois ans plus tôt pour activisme révolutionnaire, il quitte la Russie pour la Suisse et entend prendre la tête de la poignée de révolutionnaires russes avec Plekhanov. Mais sa rencontre avec la figure tutélaire du marxisme russe, qui n'a pas l'intention de partager son pouvoir, se passe très mal. Lénine est effondré, et cette blessure affective va correspondre pour lui à une crise fondatrice. D'une part, elle va accentuer sa radicalisation, qui ne connaîtra plus de bornes jusqu'au moment où son discours va devenir performatif en 1917. De l'autre, elle va le confronter au problème fondamental de la légitimité révolutionnaire. Il comprend que celle-ci ne s'acquiert qu'au prix de la surenchère, qui permet de disqualifier les opposants, d'abord comme «réformistes» puis comme «contre-révolutionnaires».

Les révolutionnaires français sont omniprésents sous la plume de Lénine. Que leur doit-il et en quoi les dépassa-t-il?

De Robespierre, Lénine reprend la vertu et la terreur, mais il y ajoute deux éléments. D'abord, il fait de la vertu quelque chose de beaucoup plus puissant: l'idéologie, doublée d'un plan d'action, qui est le programme politique de Marx. Par ailleurs, il invente, dans son Que faire? le principe du parti de révolutionnaires professionnels. Il s'agit d'une nouveauté absolue, loin des sociétés secrètes du XIXe siècle et de Marx lui-même, qui ne parle du «parti» que comme la réunion des partisans du communisme. À la suite de Netchaïev, Lénine propose en effet que les partisans de la révolution s'occupent seulement de faire de la subversion, dans le cadre d'une discipline militaire clandestine. En 1903, au IIe congrès du Parti ouvrier social-démocrate, il précise que ne peut être membre du parti que celui qui s'y consacre entièrement. N'ayant jamais travaillé pour gagner sa vie, puisqu'il vit de ses rentes et de l'argent du parti, il est bien placé pour l'exiger! Or, ce faisant, le révolutionnaire se coupe de la société et se replie dans ce qu'Annie Kriegel appelle une «contre-société».

Il est certain que Lénine ne serait arrivé à rien tout seul. Profitant de la révolution de 1905, qui a vu émerger un certain nombre de «profils», il sélectionne pour ainsi dire dès cette époque Staline. Leur duo sera très actif, avec Lénine en penseur et Staline en homme de main, à l'image de celui que Lénine formera aussi avec Trotski en 1917. Pour Lénine, le critère fondamental est l'adhésion absolue à sa personne. Là émerge le leader totalitaire, avec le culte de la personnalité. Mais les Staline ou les Dzerjinski, le futur chef de la Tchéka, sont surtout fascinés par la violence du maître, car ce sont eux-mêmes des gens violents, qui cherchent un lieu pour exercer leur violence et la justifient par la révolution.

Ces deux éléments nouveaux fondent le totalitarisme: on les retrouve chez Hitler, avec son idéologie raciale et ses révolutionnaires professionnels que sont les SS. Quant au reste, Lénine reprend le goût de la Révolution française pour la surenchère, la désignation des ennemis intérieurs et des suspects, la violence, et enfin la terreur comme moyen de gouvernement, qu'il va appliquer dès le 7 novembre 1917.

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