miércoles, 1 de junio de 2016

Il est certain que le succès de Poutine doit beaucoup au fait qu'il représente une sorte d'animal politique disparu en Europe


Mathieu Slama : «Il y a du Soljenitsyne dans le discours de Poutine»




Né en 1986, Mathieu Slama intervient de façon régulière dans les médias, notamment dans le FigaroVox sur les questions de politique internationale. Un des premiers en France à avoir décrypté la propagande de l'Etat islamique, il a publié plusieurs articles sur la stratégie de Poutine vis-à-vis de l'Europe et de l'Occident. Son premier livre , La guerre des mondes, réflexion sur la croisade de Poutine contre l'Ocident vient de sortir aux éditions de Fallois.

LE FIGARO. - Pour quelle raison l'affrontement entre Vladimir Poutine et l'Occident est-il essentiellement idéologique?

Mathieu SLAMA. - Ma thèse est que dans le conflit politique qui oppose l'Europe et les Etats-Unis à la Russie de Poutine, il y a un arrière-plan idéologique fondamental qui met en jeu deux grammaires du monde qui s'opposent en tout point. A cet égard, ce qui se joue dans cet affrontement est bien plus décisif qu'un simple conflit d'intérêts.

Mais il suffit d'écouter Poutine pour comprendre qu'il se situe lui-même sur le terrain idéologique. Ce fut particulièrement frappant à partir de 2013, lorsque les crises ukrainiennes et syriennes ont réellement marqué une rupture entre les Russes et les Occidentaux.

Dans plusieurs discours, Poutine s'en est pris à la «destruction des valeurs traditionnelles» et à «l'effacement des traditions nationales et des frontières entre les différentes ethnies et cultures», visant implicitement les pays occidentaux. A plusieurs reprises il a exalté «les valeurs spirituelles de l'humanité et de la diversité du monde», «les valeurs de la famille traditionnelle, de la vie humaine authentique, y compris de la vie religieuse des individus», faisant appel au grand philosophe conservateur russe Nicolas Berdiaev. Il y a aussi, dans le discours de Poutine, des attaques directes adressées aux pays occidentaux et notamment aux pays européens. «Les pays euro-atlantiques rejettent leur racine», a-t-il expliqué dans un discours, «dont les valeurs chrétiennes qui constituent la base de la civilisation occidentale». Utilisant des termes très violents comme «primitivisme», s'en prenant ouvertement aux légalisations en faveur du mariage homosexuel, Poutine accuse aussi régulièrement les pays occidentaux de vouloir exporter leur modèle libéral au monde entier, au mépris des particularités nationales.


Poutine est donc porteur d'une vraie vision du monde. Il se fait le défenseur des particularités nationales et des valeurs traditionnelles face à un Occident libéral, amnésique de ses fondements spirituels.

Poutine est donc porteur d'une vraie vision du monde. Il se fait le défenseur des particularités nationales et des valeurs traditionnelles face à un Occident libéral, amnésique de ses fondements spirituels. Et surtout, et c'est peut-être la plus grande force de son discours, il s'en prend à l'universalisme occidental, à cette prétention qu'a une partie du monde de modeler à son image l'autre partie de l'humanité. C'est une manière pour lui de s'en prendre aux ingérences occidentales, que ce soit en Ukraine ou au Moyen-Orient.

Poutine dit ici quelque chose d'essentiel. L'Occident est persuadé que son modèle, la démocratie libérale, est le devenir inéluctable de l'humanité toute entière. Mais il y a dans le monde des nations qui tiennent à leur traditions culturelles et qui n'ont absolument pas envie de s' «occidentaliser»! Il y a là un enjeu majeur, que l'un des plus grands penseurs du XXème siècle, Claude Lévi-Strauss, avait vu avant tout le monde: comment préserver les particularités culturelles dans un contexte de mondialisation politique, culturelle et economique croissante? «Les grandes déclarations des droits de l'homme», expliquait Lévi-Strauss, énoncent «un idéal trop souvent oublieux du fait que l'homme ne se réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais dans des cultures traditionnelles». Les démocraties occidentales n'ont de cesse d'exalter «l'Autre», mais ce n'est en réalité que pour annihiler son altérité et l'envisager comme un parfait semblable, c'est-à-dire un individu émancipé de tous ses déterminismes. L'Occident libéral est devenu incapable de penser et comprendre la différence culturelle. On le voit au Moyen-Orient aujourd'hui: nous ne célébrons l'Iran que parce qu'il s'occidentalise ; tout ce qui relève du traditionnel est perçu comme une barbarie amenée à disparaître. Il y a dans cette approche un mélange d'incompréhension et de mépris.

Soljenitsyne est l'un des fil rouge de votre livre. En quoi est-il représentatif d'une partie de l'âme russe?

La figure d'Alexandre Soljenitsyne est intéressante à plusieurs égards. D'abord parce qu'il est étonnamment - et injustement - oublié aujourd'hui, alors qu'il est l'une des rares figures intellectuelles du XXème siècle à ne s'être jamais trompé dans ses combats politiques, ce qui est suffisamment rare pour le souligner.

Ensuite parce qu'il a fait, en effet, l'objet d'un grand malentendu en Occident. Ses œuvres «Une journée d'Ivan Denissovitch» (1962), «Le Premier cercle» (1968) et surtout «L'Archipel du Goulag» (1973), révélant au monde entier les atrocités commises par les soviétiques dans les camps, ont fait de lui la principale figure de l'opposition intellectuelle et politique au régime soviétique. Accusé de trahison dans son propre pays, il est parti en exil en Suisse puis aux Etats-Unis. Mais voilà, et c'est le cœur du malentendu dont je parle dans mon livre: Soljenitsyne ne s'opposait pas au régime soviétique au nom des droits de l'homme ou au nom du «monde libre». Il n'avait pas choisi le camp occidental contre le camp soviétique. Il s'opposait à l'URSS parce qu'il s'agissait pour lui d'un régime corrompu, matérialiste, violent, niant la dimension spirituelle propre à chaque homme. Il s'y opposait au nom de sa foi orthodoxe et au nom de la grande histoire nationale russe.


Et c'est justement ce même attachement aux racines et à la dimension spirituelle de l'existence qui l'amena à s'opposer violemment au modèle libéral occidental à plusieurs occasions, notamment dans un célèbre discours devant les étudiants de Harvard en 1978 où il dénonça la dérive matérialiste de l'Occident, les ravages de son modèle capitaliste et surtout son obsession pour les droits individuels au détriment des valeurs traditionnelles comme l'honneur, la noblesse ou encore le sens du sacrifice. Soljenitsyne croyait à la possibilité d'une troisième voie entre le libéralisme occidental et les totalitarismes soviétiques ou fascistes, une troisième voie fondée sur l'enracinement et l'auto-restriction des hommes comme des nations. Il me semble qu'aujourd'hui, peut-être plus que jamais, ce message mérite d'être entendu.

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