domingo, 22 de junio de 2014

Le mal passe à l’intérieur de chaque homme et non pas entre certains groupes et certains autres


Simone Weil contre les partis politiques

publié dans Simone Weil, Philosophie, mystique, esthétique, sous la direction de Gizella Gutbrod, aux Archives Karéline

par Chantal Delsol


Venue à Londres dans l’espoir d’être parachutée en France comme « infirmière de première ligne » (idée qui était la sienne), Simone Weil est affectée en décembre 1942 par André Philip à la Direction de l’intérieur de la France libre comme rédactrice. C’est là qu’elle écrit, en quelques mois, une « Etude pour une déclaration des obligations envers l’être humain », qui deviendra L’enracinement. Il s’agit dans L’Enracinement de penser une civilisation nouvelle, celle qui remplacera le monde du totalitarisme et de la guerre totale. On y sent l’obsession de l’avènement des deux totalitarismes, le rouge et le brun, le premier risquant de se substituer au second : la France peut glisser soit dans le fascisme, soit dans le communisme, soit dans le chaos. L’époque doit se soustraire à ces idolâtries jumelles, fonder une civilisation spirituelle. Ce livre suggère tout ce que nous ferons, recommençant à neuf, quand la guerre sera finie.

Si la constitution européenne avait pu être rédigée à partir des idées de L’Enracinement !

Dans ce texte, le dernier, qui poursuit sa pensée et la couronne, Simone Weil se place d’emblée à un autre niveau que celui de la Déclaration des droits de l’homme de la saison révolutionnaire. Elle se situe moins dans la pensée de l’émancipation que dans la certitude cardinale, inspirée par le judéo-christianisme, de la dignité de chaque être humain. C’est pourquoi elle parle des « besoins de l’âme », dont je ne cite ici que la liste : l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie, l’honneur, le châtiment, la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée et collective, la vérité.

L’enracinement est l’envers de l’émancipation. Les humains ont besoin des deux pour vivre dignement. Mais ce qui manque le plus à l’époque moderne, c’est l’enracinement. Simone Weil est très dure devant l’émancipation à outrance : « La pensée du progrès a été plus tard laïcisée ; elle est maintenant le poison de notre époque (…) Le dogme du progrès déshonore le bien en en faisant une affaire de mode » (Quarto Gallimard, p.1171). Un être humain a besoin de s’enraciner dans une culture et dans un passé, dans un pays et dans des lieux, dans une famille et dans des groupes choisis ou non. L’homme est enraciné dans une religion (c’est pourquoi Simone Weil réclame que les instituteurs soient obligés de parler de Dieu et du christianisme, puisque c’est la religion du pays).

Je m’attarderai ici brièvement sur la question de l’enracinement dans les groupes, telle que Simone Weil la défend et la critique dans deux ouvrages : L’enracinement, et la « Note sur la suppression générale des partis politiques », qui tous deux font partie des derniers écrits de la philosophe.

La « Note sur la suppression générale des partis politiques » paraît, encore inédite et 7 ans après la mort de Simone Weil, dans le revue La Table Ronde, en février 1950. Presqu’aussitôt, le philosophe Alain, qui a été son professeur, fait paraître un commentaire de la Note dans la même revue. Il dit son admiration, une fois de plus, car il fut toujours fasciné par cette élève hors du commun. Et il approuve, y retrouvant la liberté d’esprit qui est la sienne : en lisant ce texte, dit-il, « j’y trouvais un climat et comme un souvenir de moi-même ». On y voit, en effet, l’expression de la liberté de pensée personnelle, radicalement opposée à tous les suivismes et à l’oppression de l’opinion commune. Simone Weil y apparaît comme l’élève talentueuse d’Alain.

Lorsque Simone Weil s’est penchée sur la question du mal, elle a adopté le point de vue kantien de la radicalité du mal, ce qui signifie que le mal est aux racines, donc anthropologique, tissé dans l’homme, lequel ne peut jamais l’éradiquer totalement ni prétendre qu’un groupe en serait le détenteur. Le mal passe à l’intérieur de chaque homme et non pas entre certains groupes et certains autres (comme le croyaient les deux totalitarismes, comme le croient aussi les tenants du manichéisme d’aujourd’hui qui pensent que les bourreaux nazis étaient des satans descendus sur la terre, détenteurs du mal absolu). Aussi, elle compare le mal nazi et le mal accompli par les Romains. Dès lors, elle se demande dans quelles mystérieuses circonstances un homme ordinaire peut se rendre coupable de crimes monstrueux, et elle répond que c’est l’appartenance au groupe criminel qui fait entrer l’individu dans le crime, par incapacité de lutter contre les ordres et les opinions du groupe. Reprenant l’expression de Platon, elle fustige l’influence du « gros animal », le collectif dans lequel l’individu perd sa personnalité et se déshonore par suivisme (on connaît le passage de Platon : « quel jeune homme résistera…etc »).

Au temps du nationalisme, la patrie est devenue un absolu, ce qui est de l’idôlatrie. Nous avons forgé la patrie sur le modèle romain, un modèle idôlatre. La France n’est pas « éternelle », elle n’est pas sainte, car aucune nation ne l’est (c’est ce que croit aussi l’Allemagne pour elle-même).

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