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domingo, 30 de agosto de 2015

Pour éviter des flux massifs de populations, il faudra remporter de nombreux défis : démographiques, économiques et culturels


Pourquoi le défi des migrations n’est pas une crise conjoncturelle mais un problème durable… et exponentiel

Propos recueillis 
Laurent Chalard et Adair Turner  par Catherine Laurent

Les migrations actuelles risquent de se révéler insignifiantes comparées à ce qui pourrait arriver entre 2050 et 2100, selon les projections des Nations unies. Pour éviter des flux massifs de populations, il faudra remporter de nombreux défis : démographiques, économiques et culturels.


Atlantico : Les migrations actuelles en direction de l'Europe inquiètent les gouvernants et les citoyens européens. Selon les projections démographiques des Nations unies, la population de l’Afrique subsaharienne pourrait passer de 960 millions actuellement à 2,1 milliards en 2050 et à près de 4 milliards en 2100. Dans l'avenir, l’Union européenne risque donc d'être confrontée à des flux migratoires si massifs que les débats actuels sur l’accueil de quelques centaines de milliers de migrants sembleront insignifiants.


Confirmez-vous cette tendance démographique ? L'Afrique est-elle la seule région concernée par ce boom ?

Laurent Chalard : Les projections démographiques sont toujours à prendre avec prudence car elles reposent sur la prolongation dans le futur des tendances passées, en l’occurrence une très lente diminution de la fécondité dans les pays africains par rapport au reste du monde, ce dont rien n’est moins sûr, une éventuelle accélération de la baisse de la fécondité étant possible si l’insertion du continent dans la mondialisation venait elle aussi à s’accélérer. En outre, la qualité des données est loin d’être satisfaisante dans de nombreux pays africains, où les recensements sont rares et/ou biaisés du fait de la question sensible de la représentation des ethnies. Néanmoins, étant donné le phénomène d’inertie démographique, l’Afrique a une vitesse acquise qui lui assure une croissance de la population très forte, au moins jusqu’à 2050. Au-delà de cette date, la projection relève de la conjecture.

L’Afrique étant le dernier continent de la planète où la fécondité (4,7 enfants par femme en 2014 selon le Population Reference Bureau) reste sensiblement supérieure à la moyenne mondiale (2,5 enfants par femme à la même date) et au seuil de remplacement des générations, elle est effectivement le seul continent qui va continuer à connaître un boom démographique dans les prochaines décennies, la décélération de la croissance de la population étant très forte dans le reste de l’ancien Tiers-Monde, que ce soit en Amérique Latine, en Asie du sud ou en Asie orientale. En conséquence, il est fort probable que la pression migratoire africaine sur l’Europe devrait perdurer dans les prochaines décennies si l’instabilité politique du continent et le maintien d’un développement économique insuffisant perdurent. A chaque crise géopolitique importante, l’Europe pourrait connaître des vagues de réfugiés très importantes. Cependant, il faut garder en tête que la vague actuelle est le produit de la déstabilisation en même temps d’une grand part de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient, or, sans basculer dans un optimisme béat, on peut penser que la situation ne peut-être guère pire que celle actuelle dans cette région du monde, ce qui sous-entendrait que la pression migratoire, sans disparaître, devrait se ralentir quand la stabilité et la paix reviendront dans la région.

Adair Turner : En effet, les projections dépendent des hypothèses que nous faisons. Mais elles sont fiables dans la mesure où les projections des Nations unies sont des projections "médianes", qui n'impliquent pas que les taux de natalité resteront dans le futur au niveau actuel, mais qu'ils vont converger partout autour de 2.0 à la fin de ce siècle. En effet si les taux de natalité de l'Afrique et du Moyen-Orient se maintenaient au niveau actuel, la croissance de la population serait plus dramatique encore.

Il est vrai que les migrations aujourd'hui sont particulièrement liées à la déstabilisation politique. Mais la déstabilisation politique est fortement favorisée voire intensifiée par une croissance rapide de la population. Je doute fort que l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient auraient connu la même instabilité qu'aujourd'hui s'il n'y avait pas eu un triplement des populations durant les cinquante dernières années. Et si la déstabilisation politique est une cause des migrations actuelles, la recherche de meilleures opportunités économiques est aussi un moteur majeur, particulièrement dans la mesure où une croissance trop rapide de la population en Afrique rendra beaucoup plus difficile d'enclencher une phase de prospérité dans les pays africains. Si l'on considère la proportion de Mexicains qui ont migré illégalement aux Etats-Unis ces trente dernières années, et que l'on fait l'hypothèse que les populations d'Afrique feront le même mouvement dans les mêmes proportions, les chiffres risquent d'être massifs dans la seconde moitié du XXIème siècle.


Quant à ce que nous pouvons y faire, nous avons un intérêt personnel évident (et impératif) à aider les pays d'Afrique et du Moyen-Orient à être aussi politiquement stables et économiquement performants que possible, sachant que si nous réussissons dans ce domaine, des chutes rapides des taux de natalité sont à prévoir, nourrissant à leur tour une plus grande réussite économique. Le défi est plutôt dans le fait que nous ne savons pas précisément quels soutiens politiques et économiques sont les plus efficaces.


Entre 1950 et 2050, la population de l’Ouganda sera peut-être multipliée par 20, et celle du Niger, par 30. Ni les pays industrialisés du XIXe siècle, ni les économies asiatiques émergentes en phase de rattrapage de la fin du XXe siècle n’ont connu, de près ou de loin, de tels taux de croissance démographique. Comment expliquer cette évolution ? Etait-elle attendue ? Les modèles démographiques connus jusqu'ici sont-ils dépassés ?


Laurent Chalard : Cette évolution n’a rien de surprenant et ne déroge pas au modèle de la transition démographique, qui est le passage d’une situation de départ de fortes natalité et mortalité à une situation finale de faibles natalité et mortalité, avec une phase intermédiaire de croît naturel très élevé, la natalité baissant plus tardivement que la mortalité.

Dans le cadre de ce modèle, la différence de croîissance naturelle constaté sur la longue durée en Afrique par rapport aux autres régions du monde s’explique par le fait que les pays d’Afrique ayant connu une transition démographique tardive, ils ont bénéficié des avancées médicales des pays occidentaux, qui leur ont permis d’avoir une baisse de la mortalité dès le début de leur transition démographique beaucoup plus importante que cela n’était le cas en Europe au XIX° siècle, où la mortalité baissait lentement en fonction des découvertes médicales. Parallèlement, le maintien d’une fécondité plus élevée s’explique par l’absence de décollage économique, facteur déclencheur de la baisse de la natalité, et l’absence de politiques restrictives de limitation des naissances comme en Chine. En effet, à l’origine les pays africains étant sous-peuplés, leurs dirigeants ne voyaient pas d’intérêt pressant à agir sur la question, contrairement à la Chine, où les densités de population très élevées menaçaient d’asphyxie le pays. La combinaison de ces deux phénomènes explique que l’Afrique ait connu un croît naturel beaucoup plus important que cela a pu l’être ailleurs dans le monde.

Adair Turner : L'histoire de la démographie au cours des deux derniers siècles résulte d'un équilibre entre les tendances des taux de mortalité et de natalité (notamment celle des enfants et des nourrissons). La bonne nouvelle pour l'humanité est que ces taux décroissent spectaculairement lorsque la réussite économique et le progrès technologique sont au rendez-vous. Mais le rythme de cette décroissance peut produire des transitions démographiques extrêmement différentes.

Au 19ème et au 20ème siècle en Europe et en Amérique, les taux de mortalité infantile ont graduellement diminué, chutant particulièrement vite une fois que la vaccination a pu supprimer les maladies infectieuses mettant les enfants en danger. En même temps que ces taux de mortalité baissaient, les taux de natalité s'étaient également réduits jusqu'à atteindre le simple niveau de remplacement des générations. Une vaste stabilisation était alors acquise.

Aujourd'hui, dans les évonomies émergentes, les taux d emortalité infantiles ont décliné spectaculairement au milieu du 20ème siècle, et plus rapidement que ce qu'avaient connu les économies des pays avancés au 19ème siècle, notamment grâce au transfert des connaissances (en particulier la vaccination). Dans certaines parties du monde, la chute des taux de mortalité a précédé une chute remarquable des taux de natalité, générant une stabilisation de la population comme on l'a vu en Corée du Sud. En Afrique et au Moyen-Orient, la transition vers des taux de natalité faibles a été plus lente. Depuis plusieurs dizaines d'années, on a constaté cette différence de schéma évolutif, mais ce qui est plus préoccupant est que durant ces cinq dernières années, les Nations Unies ont enregistré un déclin de la fécondité encore plus lent que ce qui avait été précédemment envisagé. C'est pour cette raison que les projections concernant la population globale en 2050 et 2100 ont été significativement revues à la hausse.

Une croissance aussi débridée peut constituer une réelle menace pour le développement économique (impossibilité de créer suffisamment d'emplois) et pour le bien-être humain (densité de population, éducation, écologie), aussi bien dans les pays du boom démographique (en Afrique) que dans les pays cible des futures migrations (Europe). N'est-ce pas un sujet dont il faut s'inquiéter?

Laurent Chalard : La question de la surpopulation de la planète ne date pas d’aujourd’hui, mais se présentait déjà comme un sujet d’inquiétude dans les années 1950-60, à une époque où c’était l’ensemble du Tiers-Monde qui connaissait une croissance démographique explosive et où les prophètes d’apocalypse annonçait un futur catastrophique avec des famines généralisées, ce qui ne s’est jamais produit. Aujourd’hui, le problème, tout en restant d’actualité, apparaît moins vif que par le passé du fait de la décélération démographique généralisée constatée sur l’ensemble de la planète. Concernant l’Afrique, dernier continent à connaître une forte croissance démographique, le problème n’est donc pas tant la surpopulation puisque c’est un continent jusqu’ici sous-peuplé, aux densités de population relativement faibles, qui a largement les moyens de nourrir une population importante, mais le rythme de croissance démographique trop rapide par rapport aux capacités économiques du continent.

En effet, dans un contexte de faible niveau de développement économique, le boom démographique constitue un frein important au futur développement du pays, car les familles n’ont pas les moyens d’investir dans l’éducation de leurs enfants, en ayant beaucoup trop, contrairement à ce que l’on a pu constater en Chine, où la politique de l’enfant unique a permis de grandement favoriser l’éducation (mais aussi la santé) des enfants chinois et donc leur réussite dans la vie.

Adair Turner : La croissance rapide de la population en Afrique et au Moyen-Orient est de loin une menace beaucoup plus grande pour le bien-être des pays où cette croissance a lieu qu'elle ne l'est, via des migrations incontrôlées, pour le bien-être des pays d'Europe. En conséquence, même si l'Europe doit réfléchir aux conséquences de cette croissance en terme de futurs défis migratoires, notre devoir moral et politique devrait d'abord se concentrer sur le fait qu'une croissance trop rapide de la population continuera de rendre difficile pour ces pays d'Afrique et du Moyen-Orient d'atteindre de hauts niveaux de revenus pour leur population, et condamnera une grande partie de la jeunesse au chômage et à la pauvreté. Dans certains pays également, des taux de croissance très hauts reflètent des contraintes morales conservatrices qui empêchent les femmes de faire leur propre choix de procréation.

Est-il possible d'intervenir afin de corriger ces perspectives démographiques ? Comment et qui doit intervenir? Les états concernés, à condition qu'ils en aient les moyens, ou la communauté internationale ?

Laurent Chalard : Bien évidemment qu’il est possible d’intervenir pour limiter la croissance démographique des pays où elle apparaît trop vive pour être durable. Le meilleur moyen pour que la fécondité baisse plus rapidement en Afrique est d’assurer une stabilité et un développement économique aux pays concernés, la fécondité baissant mécaniquement dès que le niveau de vie progresse sensiblement. C’est donc avant tout un problème économique. Si l’Afrique avait connu le même rythme de croissance du PIB que la Chine, la fécondité serait aujourd’hui beaucoup plus basse. Parallèlement, pour faciliter ce développement, il apparaît nécessaire que les dirigeants des états concernés comprennent le problème que peut poser un accroissement trop rapide de la population, adoptant des politiques permettant de limiter la fécondité de leur population. C’est tout à fait faisable, comme nous le montre l’exemple du Rwanda, qui mène depuis les années 2000 une politique active de réduction de la fécondité, dans un contexte de très forte densité de population pour le continent et d’héritage d’un génocide qui avait aussi des causes démographiques (trop de monde sur un territoire restreint). En effet, la fécondité y est passé de 6,1 enfants par femme en 2006 à 4,2 enfants par femme en 2014 selon les données des enquêtes démographiques soit une baisse très rapide, l’objectif des dirigeants rwandais étant d’arriver à 3 enfants par femme.

Adair Turner : Atteindre un rapide déclin des taux de natalité dans les pays où ils restent trop élevés nécessite une combinaison de différents facteurs : un haut niveau d'éducation des femmes, un accès non restreint à la contraception, l'absence de conservatismes religieux ou politiques interdisant aux femmes d'utiliser la contraception, et un niveau raisonnable de progrès économique. Le dernier de ces facteurs, le progrès économique, rend le problème circulaire : le progrès économique est nécessaire pour générer des chutes des taux de natalité, mais il est aussi plus difficile à atteindre tant que les taux de fécondité restent trop hauts. La responsabilité appartient prioritairement aux Etats concernés, mais il est aussi primordial pour la communauté internationale, et en particulier pour les économies des pays avancés, de faire tout leur possible pour apporter leur soutien à la réalisation de ces conditions.
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